25/04/2014

Car les temps changent / Dominique Douay

Un mois après L'Impasse-temps, bien plus qu'une agréable surprise, paraît Car les temps changent, du même auteur. Quiconque les lira de manière rapprochée pourra noter quelques concordances dans ces romans, concordances qui n'auront pas à voir qu'avec leur titre.

1963. La Saint-Sylvestre s'annonce et tous les habitants, tandis que le visage du Général apparaît sur les écrans, ne vivent pas l'événement de la même manière. Certains l'attendent presque depuis le 1er janvier dernier tandis que d'autres s'inquiètent de ce qu'ils vont devenir, de qui ils vont devenir. Chaque année en effet, on remet les compteurs à zéro, la loterie des personnalités est ouverte. On change de statut social, de carrière. Le directeur de banque peut devenir le clochard du quartier, le barman troquer son bistrot pour les bureaux d'une agence de voyage... sans se rappeler sa vie d'avant. Du passé, on fait table rase. Sauf que cette fois-ci, une personne, une seule, garde en lui l'intégralité de ses souvenirs passés, sait tout de la personne qu'il était lors du dernier Changement. Mais comment faire pour continuer à vivre dans un monde qui révèle bien plus de surprises que ce à quoi on aurait pu s'attendre ? Comment rester le même quand tous les autres ont changé, quand le monde que vous croyiez connaître, dont vous pensiez maîtriser les codes, aussi injustes vous paraissent-ils, repose sur des fondations branlantes ? A moins que ce soit vous le problème... ?

Car les temps changent est un roman diablement et efficacement déroutant. Pour autant, cela ne veut pas dire que le lecteur sera égaré en cours de route, quand bien même, tel un Philippe K. Dick auquel on ne peut manquer de l'associer, Dominique Douay se joue de la réalité... ou de l'idée que l'on se fait de la réalité, allez savoir... Le rapprochement avec Dick paraît pour la peine évident, mais sous la brûlante et brillante écriture de l'auteur, j'ai aussi retrouvé l'inventivité et la folie d'un Boris Vian. Dans les images parfois, dans la représentation de Paris, le vertige des Citésobscures de Peeters et Schuitten, les perspectives d'un Escher...

Une fois les bases du Changement accepté, les perceptions du lecteur s'altèrent progressivement. Les éléments que l'on considère comme acquis se troublent peu à peu, se défragmentent avec pour conséquence de générer une surprise croissante, jusqu'à nous faire douter de tout. Pour jouer de cet effet, Dominique Douay n'hésite pas à jongler avec les genres, le récit faisant alterner sans transition, le je, le tu, le il... le tout avec une fluidité déconcertante. Ces éléments servent de faire-valoir à la dualité de Léo, le narrateur. En devenant le seul être à ne pas subir les turpitudes du Changement, il est à la fois libre, exempt des contraintes du système, mais aussi prisonnier de sa nouvelle condition, soumis à une forme d'enfermement à la fois mental, temporel et géographique... La question se pose alors de savoir comment il va pouvoir jouer de ces dimensions sans perdre la raison ou sombrer dans la folie. Comment il va pouvoir s'affranchir de cette dualité.

Sans dénigrer l'intensité de son récit, Dominique Douay nous invite aussi à emprunter des pistes de réflexion variées ayant trait au contrôle des masses, à la propagande et, indéniablement, à la place de la liberté individuelle dans la société, à ses enjeux, ses limites... brillant de bout en bout. 

Car les temps changent de Dominique Douay, Les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.



15/04/2014

Dossier 64 / Jussi adler-Olsen

Je me suis fait avoir. Une première fois en écoutant la voix d'Eric-Herson Macarel me raconter l' enquête inaugurale du Département V, Miséricorde. Le département V, pour préciser, c'est l'unité – fictive - de police danoise spécialisée dans les affaires non classées, créée spécialement pour se débarrasser de l'encombrant inspecteur Mørck. Ou, en tout cas, pour faire en sorte qu'il ne s'occupe plus des affaires courantes. Suite à l'agression dont il a été victime avec deux de ses confrères dont un est resté sur le carreau et l'autre paralysé à vie, Mørck est en effet devenu gênant pour le service. La création du département V est une manœuvre grossière de la part des supérieurs de l'inspecteur mais elle possède deux avantages pour eux, la mise au placard de Mørck et l'obtention d'un budget supplémentaire qu'on se garde bien de lui affecter.

Je me suis fait avoir une nouvelle fois en enchaînant coup sur coup les deux enquêtes suivantes, Profanation et Délivrance. L'histoire, les personnages, des ficelles évidentes, mais des ficelles diablement utilisées, on y reviendra. Et pour finir, je me suis fait avoir, en beauté cette fois-ci avec ce Dossier 64, dont la fin m'a littéralement bluffé, et les fins qui bluffent en matière de polar, si on regarde bien, ça ne court pas les rayons. Enfin tout dépend de ce qu'on recherche, bien entendu...

En guise d'intrigue cette fois-ci, la disparition quasi simultanée à la fin des années 80 de quatre personnes que rien ne semble rapprocher. Voilà pour la base, relativement simple. Le cheminement de l'enquête s'avèrera plus compliqué.

Parlons des ficelles. Derrière l'ensemble des enquêtes du Département V, on devine les artifices d'une recette. A l'instar d'autres polars avec des héros récurrents, il y a une enquête fil rouge, dont chaque volume apporte une pierre à sa résolution dont on ne sait quand elle viendra. En attendant le lecteur est ferré, tout comme il l'est par les personnages. Prenez un inspecteur, râleur de service. Octroyez une vie privée atypique, des soucis en veux-tu en voilà avec l'ex-femme, le beau-fils rebelle resté avec lui à la maison et, pour assurer les fins de mois difficiles, un colocataire fantasque collectionneur de playmobils. Cet inspecteur vous le pourvoyez de deux assistants originaux, là encore : un mystérieux réfugié politique syrien, perspicace, plein de bonne volonté, inquiétant à ses heures, ainsi qu'une secrétaire un brin excentrique, au caractère bien trempé et à la personnalité plus que trouble. 

Autant de personnages aux particularités si tranchées gravitant aussi près les uns des autres, ça pourrait paraître un peu too much. Mais ce serait sans compter sur l'aisance et le plaisir indéniable avec lesquels Jussi Adler-Olsen les anime, joue de leurs interactions. Qui plus est, cette légèreté n'enlève en rien à la finesse des enquêtes, à la nébuleuse opaque où évolue le lecteur à mesure qu'elles avancent. L'impression est pourtant là d'avoir toutes les cartes en main avant de réaliser qu'elles n'étaient pas maîtresses.

Au-delà donc de ces caractéristiques, Dossier 64 se penche sur un passé répugnant dont les relents portent jusqu'à nous. On a là une histoire de vengeance prenant ses racines dans les années 50, où des femmes étaient envoyées sur l'île de Sprøgo afin de subir des traitements infâmes, les considérant rien de moins que comme des objets. On pouvait user sur elles de toute la cruauté, aussi bien physique que psychique ou morale. Le but non avoué de la manœuvre ? Epurer la société de ses rebuts présents ou à venir. L'eugénisme n'est pas loin... le nationalisme galopant non plus. Dossier 64 met en évidence le fait qu'il gangrène les sphères du pouvoir, en gravit les échelons les uns après les autres, se propageant comme un virus, s'accommodant des mutations de la société, mutant avec elle sans rien perdre de son idéologie primaire. Certains personnages pourraient avoir des allures de carricature. Elles ne le sont malheureusement pas. Toute ressemblance avec des événements ou des individus ayant réellement existé, ou existant encore, n'est pas fortuite. Il suffit de lire Dossier 64 pour s'en convaincre. Et de regarder autour de nous.

Dossier 64, de Jussi Adler-Olsen, traduit du danois par Caroline Berg, Albin Michel, 2014, 608 p.

04/04/2014

L'Impasse-temps / Dominique Douay

Au petit jeu des pouvoirs qu'on aurait imaginé posséder un jour, celui de figer le temps arrive bien souvent en tête. Qui n'a pas rêvé de suspendre le cours des choses, rester mobile quand les autres, tous les autres, seraient figés et soumis à notre bon vouloir ?

Ce don, Dominique Douay l'a donné au narrateur de L'Impasse-temps. Mais, vous le verrez, si les potentialités et les perspectives qui lui sont offertes sont nombreuses, voire infinies, elles n'auront en réalité rien de ludique.

Serge Grivat est dessinateur de bandes dessinées. Il alterne période de vache maigre sur période de vache maigre, poursuit une vie morose dans laquelle chaque échec est vécu comme une blessure profonde. Et un jour tout change. Tout change lorsque, sans rien avoir prémédité, il fait l'acquisition d'un objet aux allures de briquet. Une petite pression sur une pièce de métal et le silence se fait brutalement. Le monde s'ouvre à Serge dans sa fixité la plus redoutable. Libre à lui alors de relancer la marche du temps quand, dans l'intervalle, il aura pu assouvir bien des fantasmes, sexuels ou non, devenir le photographe de corps malléables soumis à son inspiration du moment, s'enrichir, oser l'impensable... avant, peut-être, de payer le prix pour être entré en possession d'un tel pouvoir.
  
On ne saura jamais trop féliciter les moutons électriques - et les Indés de l'imaginaire à travers leur collection de poche Hélios - d'avoir pris le pari de rééditer cette histoire parue initialement en 1980 dans la mythique et défunte collection Présence dufutur. Sans quoi à moins de tomber dessus à l'occasion d'un vide-grenier ou autre circonstance imprévue sans être improbable, je n'aurais jamais eu le plaisir de découvrir la plume de Dominique Douay.

Il y a, pour ce type de récit, une sorte de linéarité induite. Un schéma récurrent. Première étape, loi du genre oblige, les incontournables – mais nécessaires – pages à travers lesquelles le héros, en l'occurrence le narrateur, prend la mesure du phénomène. Ici, l'arrêt brutal du temps, le silence omniprésent, la recherche d'explications logiques.

Lors de la deuxième étape, le lecteur se dit qu'il va enfin pouvoir devenir le témoin des possibilités offertes par le pouvoir. Les vivre comme par procuration. Et ça ne rate pas, même s'il ne constate pas toujours les répercussions des interventions de Serge Grivat sur ses victimes. Qui plus est, le narrateur, par la connaissance qu'il a des prochaines étapes fictives qu'il a lu ou vu ailleurs, par les scénarios qu'il a élaborés pour ses bandes dessinées, évoque lui-même la suite logique des choses, les autres schémas inébranlables de la fiction. Pour mieux s'en écarter au final.

Car ensuite les lignes se brouillent. La linéarité est rompue. Place à la surprise la plus totale. A l'effarement. A une forme de fascination répulsive. Après avoir été proche du narrateur, on ne parvient plus à se détacher de lui, mais on ne fait plus corps avec ses choix ou ses orientations dont il devient, par la force des choses, le seul détenteur. C'est en effet bel et bien isolé qu'il subit le revers de la médaille imposée par sa capacité à figer le temps, dont on ne connaît ni tenants, ni aboutissants.

Le Moindre échec, et j'ai l'impression d'avoir tout raté.

C'est d'ailleurs dans cet instantané figé que Serge Grivat fait étalage de sa personnalité complexe, laquelle donne toute son ampleur au récit : à la normalité succède une excentricité mesurée, puis démente, toujours articulée autour d'une frustration grandissante. Sa revanche sur le monde - car c'est bien de cela qu'il s'agit - ne s'exprime finalement que par lui et pour lui. Et malgré toutes ses tentatives, la reconnaissance n'est jamais là.

Pour une fois je dominais entièrement la situation, pour une fois je ne me sentais pas obligé de me préoccuper avant tout du plaisir de l'autre. Pour une fois, je ne me sentais pas culpabilisé dès les premières caresses par la certitude de l'échec.

Ce groupe d'hommes dirigeait un pays ; si grands que fussent mes pouvoirs, ceux qu'ils détenaient leur étaient supérieurs. Ou plutôt, ils se situaient sur un autre plan:eux pouvaient les exercer à la face du monde, alors que moi, je me trouvais condamné à l'obscurité, au silence. Dans un sens, le désir n'était donc pas exclu, même s'il n'était plus d'ordre sexuel.

Mais mon état d'esprit était à présent très différent de ce qu'il avait été quelques semaines auparavant. Cette fois, j'entendais me venger de toutes les frustrations, de toutes les humiliations.

Alors bien sûr, on pourrait accoler à ce livre une réflexion sur le pouvoir, sur l'exercice du pouvoir. Sur ses impacts. Pour ma part, toute son essence s'est affirmée dans la peau d'un personnage, dans son humanité, dans sa quête pour exister aux yeux des autres sans jamais y parvenir tout à fait. Ou si peu...

Moi je vous le dis, ce bouquin c'est une perle. Rare et parfois bien grinçante, la perle, 'tention. Il va sans dire que vous faites ce que voulez mais en ce qui me concerne, je me suis déjà procuré Car les temps changent, du même auteur, qui sort tout juste de presse et je vais guetter ses prochaines parutions... ou faire les vide-greniers.

L'Impasse-temps, de Dominique Douay, les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.

01/04/2014

Max Winson. Tome 1, La Tyrannie / Jérémie Moreau

Petit retour en terre BD aujourd'hui, une Bd à vous couper le souffle tant elle ébouriffe par son originalité et la force de son propos.


Max Winson, est une jeune joueur de tennis à qui tout a réussi. Enfin, tout lui a réussi sur le plan sportif, car pour le reste, on ne peut pas trop en juger. Depuis qu'il a 16 ans, il a tout gagné, remporté tous les tournois auxquels il a participé. Il est numéro 1 mondial et rien ni personne ne semble en mesure d'inverser la tendance. Malgré cette invincibilité, la foule continue de l'admirer, ne semble pas attendre avec fébrilité où le champion baissera la garde. Ce succès Max le doit sans doute à la l'exigence démesurée de son père qui ne jure que par la perfection sportive. Pourtant, cet équilibre que l'on croyait immuable pourrait bien connaître quelques vacillements car ce père tyrannique est victime d'une attaque cardiaque et doit laisser sa place à un nouvel entraîneur pour le moins atypique.

Que ceux qui n'aiment pas le tennis, voire même le sport en général ne tournent pas les talons à l'évocation de cette histoire. Ce serait dommage car l'aventure graphique est foisonnante, riche, originale et... saisissante. Jérémie Moreau fait preuve en tout cas d'une inventivité incroyable tant dans son scénario que dans ses dessins. Pour ma part j'ai été agréablement et profondément surpris au détour des pages, comme cette fois où Max doit renvoyer son quota de balles à une machine qui renferme son lit, ou encore devant la nature terriblement déroutante et géniale des terrains d'entraînement concoctés par son nouvel entraîneur. Je ne vous en dis pas plus et vous laisse à la surprise de la découverte en ce qui les concerne.

Par petites touches, le monde que dépeint Jérémie Moreau se démarque du nôtre. Par moments on croirait presque avoir basculé dans un univers totalement Carrollien, dans un pays des merveilles sans Alice, mais avec Max Winson lequel doit faire face, passif d'abord, à l'excentricité des uns, la roublardise des autres. Le joug de tous.... ou presque.

L'occasion est là de mesurer l'impact de la tyrannie – tout est dans le titre – de ces parents/entraîneurs qui s'inscrivent dans le culte de la performance, d'un monde qui le cautionne d'une certaine façon en contribuant à un autre culte, celui de la personnalité. Ici, malgré les événements, malgré l'absence imposée, la figure du père reste omniprésente. Elle qui ne s'exprime qu'à travers cris, expectorations et vitupérations se révèle jusque sur l'écran d'un téléphone mobile ou les feuillages du jardin familial. Elle n'emprunte jamais la voix de la compassion ou de l'amour. L'enfant, Max, n'est qu'un objet, la représentation d'une vanité transposée.

Et l'homme-enfant émeut. Il fascine aussi aussi par la force brute qui émane de lui, une force cachant en réalité une grande fragilité, une personnalité qui ne demande qu'à s'éveiller. Ou bien encore à prendre conscience de la condition dans laquelle on l'a placé, pour mieux s'en affranchir. Seulement, le conditionnement paraît de taille.

Tout ceci, et bien d'autres choses encore se dessinent dans les planches de cette BD aux dominantes grises, noires et blanches, dans des cases oscillant entre décomposition, déstructuration et rigueur. A l'image des remous intérieurs de Max Winson, tiraillé entre conscience et devoir, entre ce qu'on a fait de lui et celui qu'il rêve sans doute de devenir.

Max Winson. Tome 1, La Tyrannie, de Jérémie Moreau, éditions Delcourt (encrages), 2014, 160 p.