25/03/2014

Date limite / Duane Swierczynski

"Vous voyez ce corps étendu sur le plancher, marinant dans une flaque de son propre sang ? C'est moi".

 A écouter cette phrase par laquelle débute Date Limite, on croirait presque entendre la voix off d'un film. Mieux, on croirait presque voir un grand écran en entendant cette voix. Mais qu'on ne s'y méprenne pas, c'est bien de mots qu'est faite cette histoire singulière.

Mickey Wade s'est vu congédier de son travail de journaliste. Aussi, comme il se retrouve presque du jour au lendemain sans ressources, sa mère lui propose d'emménager chez son grand-père lequel est à l'hôpital, en proie à un coma depuis près de deux mois. Mickey retourne donc vivre à Frankford, un quartier mal famé où violence et trafics règnent en maître, un lieu où a également sévi un tueur en série à la fin des années 80, Le Tailladeur de Frankford. Épuisé et quelque part abruti par ce retour en arrière, Mickey veut sombrer dans le sommeil. Il trouve des somnifères dans l'armoire à pharmacie de son grand-père, sombre... et se réveille en 1972, dans le même studio. Les personnes qu'il croise alors ne le voient pas, ne l'entendent même pas, à l'exception apparemment d'un jeune garçon. Revenir en arrière. L'opportunité est trop belle d'investir le passé et qui sait, d'éclairer les zones d'ombre de l'histoire familiale, de l'assassinat de son père... 

Il n'est jamais facile de décliner ensemble les couleurs du polar et de la science-fiction. Certains s'y sont même cassé les dents. Duane Swierczynski quant à lui, s'en sort haut la main. L'aisance avec laquelle il déroule son histoire est étonnante. Sans doute parce qu'il invite dès les premières lignes à avancer de concert avec son héros, loser fragile et sympathique qui subit les événements plus qu'il ne les provoque. Ou, quand il les provoque, ne mesure pas toujours les incidences ni les répercussions de ses actes.

Mais s'il est une autre grande qualité à ce livre, outre le soin apporté à la construction des personnages qui gravitent avec bienveillance ou non autour de lui, s'il est une autre grande qualité, c'est la solidité de l'intrigue, diablement ficelée. Régulièrement je me suis surpris à échafauder des hypothèses sur la réelle nature des événements passés, sur les motivations des uns et des autres, sur leurs degrés d'implication. Et toutes ces hypothèses, toutes, se révèlent possibles avant que le doute ne s'instille à nouveau, laisse la place à une autre tout aussi probable. Il ne reste plus ensuite qu'à continuer de s'inscrire dans les pas de Mickey, jusqu'à ce que la vérité prenne définitivement le pas sur le reste, sans qu'on l'ait pour autant vue venir dans sa renversante globalité.

Aucun doute en tout cas que les amateurs de polars trouveront leur compte dans ce Date limite, qu'ils ne seront pas rebutés par l'aspect « science-fiction », et que ceux aimant les histoires de voyage dans le temps se laisseront facilement prendre dans les filets du roman noir... et qu'ils iront même lire les autres livres de l'auteur : The Blonde et A toute allure.

Date limite, de Duane Swierczynski, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides, Rivages (Rivages noir) 2014, 272 p.


18/03/2014

La Peur géante. Tome 1, La Révolte des océans / Denis Lapière, Mathieu Reynès, d'après le roman de Stefan Wul

Je serais bien le dernier à me plaindre de travailler en médiathèque. Non pas pour tous les avantages que les gens s'imaginent en général. Je précise au passage, pour tenter de briser un cliché largement répandu et qui revient le plus souvent, que non, je ne passe pas mon temps à lire au boulot. En revanche, j'ai l'opportunité de lire certains livres ou autres bandes dessinées, ou bien de voir des films avant qu'ils ne soient mis à disposition du public. Tout ça en direct de my home associated, histoire d'être cohérent avec ce que je vous disais à l'instant.

Et parfois il arrive que je découvre des perles au hasard de mes pérégrinations dans les locaux de réception, quand bien même la curiosité naturelle n'aurait pas été activée. Une BD en tête de rayonnage et l'affaire est jouée. C'est dire si l'équipe d'Ankama, ou même Denis Lapière et Mathieu Reynès, qui avaient déjà eu l'occasion de bosser ensemble sur l'incontournable Alter Ego, ont fait du bien beau job en matière de couverture qui attire l'oeil, avec cette teinte bleutée dans laquelle se baigne un grand visage d'homme barbu, des bulles éparses autour de son visage, les yeux grands ouverts avec une forme énigmatique se dessinant dans ses iris.

Ce visage on va très vite apprendre à le connaître. Il s'agit de celui de Bruno Daix, nageur pour l'A.U.E.M. Il est en congès depuis peu mais son boss, Driss Bouira le sollicite pour une mission de la plus haute importance dans le Pacifique Nord. Il s'agirait, peut-être, de découvrir pourquoi depuis quelque temps, l'eau ne gèle plus sur Terre. Nous sommes en 2157, la chaos est à portée de mains.

A l'image de la couverture, le lecteur de la Peur géante se retrouve très vite hypnotisé par l'histoire et les dessins qui la portent. Hypnotisé et néanmoins porté par le courant d'une narration vive et alerte. L'action se met très vite en place après la scène d'introduction. Bruno Daix se retrouve en transit à l'aéroport d'Oran quand l'inexplicable se produit. La fonte des glaces s'est accentuée provoquant un gigantesque tsunami qui ravage toute la surface de la Terre. Les planches qui décrivent la catastrophes se révèlent totalement sidérantes, angoissantes. 
  
J'ai lu La Peur Géante, le livre de Stefan Wul, il y a fort longtemps, sans en garder un souvenir très prégnant. A la lecture de la BD, je mesure combien je devais être trop jeune à l'époque pour en apprécier toute la teneur. Le roman puise en effet sa force dans des considérations écologiques dont je ne mesurais pas la portée à l'époque. L'adaptation riche en événements et en rebondissements parfaitement maîtrisés, appuyée d'une pertinence et d'une cohérence coloristiques, a provoqué, je l'avoue, la volonté de me replonger dans le roman pour avoir – à nouveau – le fin mot de l'histoire... en attendant la suite de l'adaptation. Mission accomplie en tout cas de la plus belle des manières pour Denis Lapière, Mathieu Reynès, y compris pour ce qui est du dossier consacré à Stefan Wul en fin d'ouvrage. A sa lecture on aurait envie cette fois-ci de lire toute l'œuvre de l'auteur et toutes celles que les éditions Ankama ont eu la bonne idée d'adapter. Quand les mots et l'images se complètent de la sorte, c'est du tout bon.

La Peur géante. Tome 1, La Révolte des océans, de Denis Lapière, Mathieu Reynès, d'après le roman de Stefan Wul, Ankama, 2013, 48 p.



08/03/2014

Mortel Tabou / Gilles Schlesser

Malgré toute la meilleure curiosité du monde, malgré toutes les veilles possibles et inimaginables qu'on a pu ériger dans la perspective de ne louper aucune parution susceptible de nous intéresser, il y a parfois des titres qui passent entre les gouttes. Mais fort heureusement, il existe aussi des éditeurs passionnés et passionnants, tout aussi passionnés et passionnants que leurs auteurs, et qui savent se rappeler à vous. C'est ainsi qu'il y a environ un an, je recevais dans ma boîte aux lettres le livre d'un certain Gilles SchlesserLa mort n'a pas d'amis, un polar retraçant la traque d'un tueur en série s'invitant chez les surréalistes. L'ouvrage mêlait à merveille érudition, humour, enquête , fiction et réalité. Au-delà de l'histoire, il invitait à aller voir plus loin, à se pencher sur le courant surréaliste ainsi que sur ceux qui l'ont façonné. 

Cette fois-ci, Gilles Schlesser nous invite à revisiter l'existentialisme. Nous sommes en 1947. La guerre est finie. Les plaies se pansent petit à petit. Dans la rue Dauphine, au Tabou, on y joue du jazz, on y boit, danse, fait du bruit. L'effervescence créatrice est de la partie. Et le meurtre aussi, car non loin de là, on retrouve le corps d'un homme, assassiné par un coup de marteau avec les mots issus d'un texte de Sartre, lequel aurait été lui aussi agressé quelques jours auparavant. Paul Baulay, ami de Boris Vian et fils de Camille, l'enquêtrice de La mort n'a pas d'amis, s'est inscrit dans les pas de sa mère. Journaliste au Paris-Matin, l'enquête commence pour lui...

 Après avoir lu l'enquête se situant chez les surréalistes et s'être engouffré dans Mortel Tabou, l'idée que Gilles Schlesser use d'une recette pour écrire ses polars pourrait nous traverser l'esprit. L'architecture est sensiblement la même. On a un journaliste aidé par un policier lui donnant la primeur de ses informations, ainsi que des meurtres ayant semble-t-il un rapport avec un courant philosophique, artistique et littéraire qui a marqué son époque.

Mais ce serait faire un faux procès aux livres de Gilles Schlesser car s'il y a des recettes qui agacent tant elles sont grossières et mal fagotées, il y a aussi celles qui régalent par leur inventivité et la richesse de ce qu'elles révèlent. Pour tout dire, quand bien même il y a des similitudes entre les deux histoires, elles n'enlèvent en rien, jamais, à la finesse et à l'érudition - encore elle - qui en jalonnent les pages.Une érudition jamais pompeuse ni péremptoire puisqu'elle se glisse auprès de personnages réels ou fictifs, tous hauts en couleur - Ah, les réunions de concierges ! -, humains jusque dans leurs aspects les plus sombres.

Une fois de plus, la reconstitution historique, parfois méconnue,  est telle qu'on ne peut s'empêcher d'en vouloir toujours plus, d'aller au-delà même du livre pour prolonger et revivre la ferveur d'une époque endiablée, bouillonnante, dont les acteurs possèdent en eux la volonté de construire, créer, vivre pleinement, et effacer les stigmates d'une guerre dévastatrice. 

Et l'histoire policière dans tout ça me direz-vous ? On aurait tort de ne pas l'évoquer car elle remplit elle aussi pleinement son office. Comme pour tout polar, il ne faut pourtant pas trop en révéler si ce n'est pour évoquer le dénouement : il y a un coupable bien sûr mais surtout un mobile dont la révélation a de quoi surprendre... dans le bon sens du terme. Et là, croyez-moi, c'est pas non plus du réchauffé !

Mortel Tabou, de Gilles Schlesser, Parigramme, 2014, 191 p.