21/05/2013

La Quatrième théorie / Thierry Crouzet


Fichtre ! Quel livre !

En entamant la Quatrième Théorie de Thierry Crouzet, l'image d'un bâton de dynamite s'est imposée à moi. L'auteur allume la mèche dès les premières lignes. Très vite, c'est l'explosion. La déflagration est telle que les personnages sont propulsés, malgré eux, dans le maelström d'une réalité sidérante à laquelle ils doivent faire face. Il en va de leur survie, de celle de leurs proches aussi. Puis, au fil de la lecture, une autre image m'est venue. Celle d'un Big Bang.

Pleins phares, au son des Slash

Eclosion de la Quatrième théorie.

Idé revient de Paris. Il regagne sa maison de campagne dans le Lot-et-Garonne où l'attendent sa femme, Mitch, et ses deux enfants, Tom et Ana. Ce soir, il doit aussi revoir son ami Jos, perdu de vue depuis vingt ans. A l'époque, ils jouaient ensemble les pirates du Net. Mais les retrouvailles sont tout à coup compromises. La route est bloquée. Accident de voiture. Sur les lieux, Idé trouve un téléphone. Celui de Jos, qui sonne. Idé doit fuir. Lui et les siens doivent fuir. Ils sont en danger. Trois jours durant, ils seront tous au cœur de la guerre opposant les Croisés et le Freemen, se découvriront sous un jour insoupçonné, sans connaître de répit.

Avant d'être publiée en support papier, La Quatrième théorie a entièrement été écrite sur twitter, avec la contrainte de 140 caractères par phrase. Au début, celle-ci aura surtout permis à Thierry Crouzet de suivre l'impact de son histoire auprès de ses lecteurs, l'amenant parfois à la moduler en fonction de leurs réactions, de leurs retours. Bien plus que l'exercice en lui-même, c'est l'aspect expérimental de l'écriture qu'il semble important de souligner, pour la dynamique qu'il a engendré, que ce soit pour l'auteur lui-même ou pour ses followers : de l'état embryonnaire au tweet, du tweet au livre.

Le résultat est là, dans une alliance parfaite du fond et de la forme. Le style mitraillé, le staccato des mots restitue de manière immersive la frénésie du monde dans lequel Idé, Mitch, les Croisés, les Freemen, la société, évoluent. Notre monde. Derrière l'action, derrière cet emballement généralisé, dynamité par les nouvelles technologies, dont chacun essaie de se dépêtrer, se dévoile le territoire des idées. Croisés contre Fremmen. Les premiers accrochés au pouvoir, à la vision pyramidale, hiérarchisée de la société. Les seconds totalement démarqués de cette approche et prônant la mise en place d'un réseau décentralisé, par lequel l'individu n'aurait pas à subir la pression impulsée par les Croisés. Dire les choses ainsi pourrait laisser croire que Thierry Crouzet impose une vision très manichéenne. Or à la lecture de la Quatrième théorie, on voit très bien, très vite, qu'il n'en est rien.

-Les Freemen ne sont-ils pas ceux qui n'appartiennent à aucun parti ?
-Ils s'opposent à des partis. En conséquence, ils sont dans le parti d'en dehors, dans un non-parti.
-Est-ce possible de n'être ni dedans ni dehors, ni contre ni avec ? Demanda Idé.
-Je n'en suis pas sûr, j'essaie.

L'auteur ne se place jamais en position de donneur de leçon, de chantre de la révolution. Il ne cède pas non plus au renoncement. Son credo serait, une fois de plus, celui de l'expérimentation. Dans le sens où il serait possible de s'affranchir des codes sociétaux tels que nous les connaissons. En proposant, en testant de nouvelles voies, sans que ce soit au détriment de l'individu. Bien au contraire celui-ci devrait avoir toute latitude à s'exprimer, à devenir acteur de sa vie et responsable de sa place dans la société.

Joseph m'a souvent parlé de toi. De ton aspiration à une existence ordinaire. C'est tout à ton honneur. Mais arrive un moment où même l'ermite ne peut plus se tenir à l'écart des égarements de hommes.

On perçoit très clairement la portée humaniste d'une telle perspective, celle-ci se révélant jusque dans l'expression de la Liberté et de l'importance du lien social, de notre rapport au monde.

Roman d'action et roman d'idées, on ressort de la Quatrième théorie avec 1) l'impression d'avoir lu un livre insolite qui vaut sacrément le détour - voyez-y l'image un peu éculée de l'OLNI si vous voulez, 2) l'envie de le faire lire à pas mal de monde – faudra que je le file à mon banquier tiens... 3) les cellules en ébullition... d'autant que pas mal de faits relatés sont issus de notre réalité et laissent plus que perplexe... stupéfait.

Ne jamais interdire, toujours comprendre.

CITRIQ  

La Quatrième théorie, de Thierry Crouzet, Fayard (Fayard noir), 2013, 541 p.

11/05/2013

Le Projet Morgenstern / David S. Khara

Lorsque je m'étais fait l'écho du Projet Bleiberg, le livre avait pris son envol depuis un moment déjà, relayé par la presse, les libraires, les bibliothécaires mais surtout, par les lecteurs eux-mêmes. Le phénomène était à peu de choses près similaire à celui rencontré avec La Chambre des morts de Frank Thilliez. Un éditeur qui gagnait à être découvert, un auteur qui le méritait tout autant. Le genre d'histoire qui plaît encore, celle de ces écrivains qui sortent d'un peloton compact, resserré, pour faire une belle échappée inattendue et surprenante. On ne sait pas s'ils tiendront sur le même rythme tout le long de la course mais après tout, peu importe : ce qu'ils ont entrepris est déjà remarquable. Et quand un bouche-à-oreille fonctionne ainsi, rien ne coûte d'aller voir de plus près de quoi il retourne ni de céder à une saine curiosité. Une curiosité pouvant finalement mener jusqu'au Projet Morgenstern qui clôt la trilogie impulsée – et bien impulsée – par David S. Khara.

Jacqueline Walls et Jérémy Corbin sont parvenus à se poser, à mener ce qui ressemble de loin à une vie relativement paisible après les événements auxquels ils ont été confrontés avec Eytan Morgenstern depuis le Projet Bleiberg. Jacqueline est devenue flic dans la ville du New Jersey qu'ils habitent. Jérémy a rejeté son ancienne vie de trader pour devenir libraire. Ils ont eu une petite fille. Rien a priori ne devrait bousculer cet équilibre acquis de haute lutte mais d'autres personnes en ont décidé autrement. De sorte qu'Eytan, qui ne veut s'attacher à personne, va tout mettre en œuvre pour les protéger, quitte pour cela à renouer une fois de plus avec son passé. Car ce qui se trame aujourd'hui possède de sombres résonances avec l'objet de sa lutte et la racine de ses propres souffrances...

Pas facile, sans doute de continuer sur la lancée d'un Projet Bleiberg. Est-il possible de tenir ainsi sur la longueur, faire en sorte que l'intérêt ne s'émousse jamais ? Le Projet Shiro, deuxième volet des aventures d'Eytan Morgenstern avait à lui seul levé le doute, et si tant est qu'il soit réapparu, ce dernier tome le renvoie définitivement dans les limbes. Certes, la mécanique est identique, l'auteur alternant éléments du passé et temps présent. Certes, les personnages et leurs particularités nous sont connus. Mais cela n'enlève jamais, n'enlève en rien la faculté qu'a David S. Khara de raconter l'Aventure, de la poser, la décomposer, de l'étirer, de la rendre malléable au point d'en faire ce qu'il veut.

Cela tient parfois à peu de choses. Certains vous parleront de style cinématographique, de scènes très visuelles. Personnellement, je perçois dans cette série de livres – et je peux me tromper naturellement - la somme des influences que peut avoir l'auteur, que ce soit en matière de livres ou même de films, et qui sonnent comme un écho incroyable aux références que je colporte dans ma propre caboche. Cela s'avère saisissant dans les scènes se passant pendant la seconde guerre mondiale, en Pologne, lorsque Eytan rejoint les rangs d'un groupe de résistants, qu'il lutte avec eux pour déjouer les plans des occupants. Et pourtant il ne s'agit pas non plus d'un simple copier / coller de références, car l'auteur a son style propre, un style efficace, vif et... oui, imagé. Il a sa manière bien à lui de poser son histoire, de dépeindre actions et situations. Mais surtout, il connaît ses personnages, aime - cela se voit, se sent - les faire évoluer selon des caractéristiques qui leur sont propres sans pour autant les faire réagir de façon trop systématique à tel ou tel événement donné. Ce sont à la fois des personnages de fiction répondant aux codes du roman d'Aventure, avec ce qu'il faut d'humour, de sérieux, de réfléchi et de faculté à réagir aux embûches semées sur leur parcours, mais ce sont avant tout des personnes en questionnement sur le monde qui les entoure.

Côté questionnements, justement, on n'est pas en reste avec le Projet Morgenstern. De ce point de vue, l'alternance passé / présent, revêt toute son importance. Parallèle miroir, elle renvoie la quête de l'Übermensch, dont Eytan a été l'une des victimes, au transhumanisme, mouvement qui tendrait à améliorer les capacités humaines grâce à la science. Pas question en l'occurrence de jeter le progrès ou les innovations à la trappe mais de mettre en garde contre les dérives qu'elles ne manquent pas d'engendrer...

Vous l'aurez donc compris, si vous manquez de Projets en ce moment, vous savez vers où vous tourner... ils sont disponibles dans toute bonne librairie indépendante... ou en bibliothèque... enfin j'espère.


Le Projet Morgenstern, de David S. Khara, éditions Critic, 2013, 361 p.

07/05/2013

22 / 11 /63 / Stephen King

Avec Stephen King, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre. Le monsieur alterne le bon, le mauvais, le très bon, voire aussi le très mauvais, et bien entendu, pas forcément dans cet ordre. Ce serait trop simple.

Malgré une amère déception avec Dôme, un livre bavard et long (si long...), je n'ai pourtant pas hésité à me plonger dans 22/11/63, dernier ouvrage en date (hum...) de celui que l'on qualifie de façon un peu systématique, de maître de l'horreur*. Ma décision n'était pas uniquement induite par le consensus que le livre semblait faire autour de lui mais bel et bien parce que je ne sais pas résister à une histoire de voyage dans le temps. C'est comme ça, je n'y peux rien et je ne cherche même pas à changer la donne. Je ne sais plus si ça remonte à Retour vers le futur, La Fin de l'éternité, au Voyageur imprudent, à Autant en emporte le temps ou même à la Bande Dessinée Vortex, mais le fait est là, je succombe. Même partager il y a peu la lecture avec le fiston du J'aime lire n°423, Rendez-vous chez tante Agathe, ne m'a pas tant déplu, c'est vous dire... même si, en l'occurrence, mon attention se portait plutôt sur l'impact du voyage sur le petit gars en question. Quoiqu'il en soit, si vous-même avez des suggestions ou si vous voulez signaler votre meilleur souvenir en matière de récits d'incursions dans le temps, n'hésitez pas, la porte des commentaires vous est grande ouverte.

22 / 11 / 63... la date est célèbre, ancrée dans les mémoires. Ceux qui ont vécu l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy se rappellent encore l'endroit où ils se trouvaient en cet instant fatidique. Jake Epping, lui, n'était pas né. Pour autant, cela ne va pas l'empêcher de vivre l'événement de près, de très très près. Professeur d'anglais à Lisbon Falls, rien ne le prédestine à jouer les héros en tentant de déjouer les plans de Lee Harvey Oswald. C'est pourtant compter sans un ami, Al Templeton, gérant du dinner le moins cher du coin, en pleine forme un jour et bizarrement atteint d'un cancer des poumons en phase terminale le lendemain. Afin que son secret ne tombe pas dans l'oubli, Al emmène Jake dans la réserve de son restaurant où se trouve une brèche temporelle emportant en 1958 toute personne qui la traversera. Quel que soit le nombre de voyages effectués, le point d'arrivée sera toujours le même, le 9 septembre à 11 h 58. Au retour, seulement deux minutes se seront écoulées. Deux minutes qui porteront peut-être en elles les stigmates des changements imposés par le périple en Terre d'Antan. En guise de dernière volonté, Al demande à Jake de parachever ce que lui même n'a pu accomplir : empêcher l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Il lui remet toutes les notes pouvant lui être utile dans sa mission, de l'argent, des résultats sportifs... mais attention, le Passé n'est pas du genre à se laisser moduler.

Si Jake a pour objectif la survie de JFK et d'en juger les répercussions lors de son retour en 2011, il va néanmoins passer cinq ans dans une époque où il devra veiller à ne pas trahir son origine. De fait, il ne s'agit pas pour Stephen King d'axer essentiellement son récit sur un événement historique, mais plutôt de revisiter une période riche socialement et culturellement. J'ai personnellement redouté qu'il ne tombe dans le « c'était mieux avant », plusieurs remarques allant dans ce sens. Avec ses yeux de 2011, Jake Epping a la crise en tête, et il ne manquera pas en effet de s'étonner du prix des différents produits de consommation, du mode de vie des uns et des autres, rendus parfois plus aisés par une administration relativement souple. Mais la fascination toute naturelle qu'il éprouve à l'égard de cette Terre d'Antan ne vire pas non plus à l'angélisme pur et simple, loin s'en faut. Le racisme est là, bien là, suinte par bien des pores, l'homophobie aussi, et la condition féminine n'est pas des plus aisées. Jake le sait, l'humanité n'était pas plus reluisante hier qu'aujourd'hui. Les curseurs se sont peut-être déplacés mais la félicité n'est pas à l'ordre du jour.

Si Dôme avait fait preuve, à mon sens, d'un manichéisme exaspérant, c'est bien le contraire ici, où les personnages se révèlent autant dans leur fragilité que dans leur volonté d'accéder à une forme de simplicité. Ce n'est pas pour rien si, comme le dit Jake Epping lui-même, c'est dans les moments de solitude, en retraite à la campagne ou dans sa vie bien rangée de professeur à Jodie, la bourgade où il a élu résidence, qu'il avoue avoir vécu ses meilleurs instants. Simplicité donc, en parallèle  à une Histoire grondante qu'il ne s'agit pas d'occulter, pour autant qu'on le puisse ou le veuille seulement...

Autant le savoir, l'uchronie pur jus où, à partir d'un et si, l'auteur se serait employé à exploiter le champ des possibles, est pratiquement inexistante ici. Stephen King a mis toutes ses billes dans l'évocation du passé et c'est bien la force de sa narration qui fait mouche. Il pimente en effet son récit de détails évocateurs, générateurs d'images et de sensations saisissantes, n'oubliant pas, comme il le fait parfois, de dresser des passerelles avec ses autres livres. Derry 1957, ÇA vous dit quelque chose ? Entre les phases contemplatives assez réjouissantes du livre bande musicale incluse Stephen King place de façon très adroite les éléments qui vont relancer l'histoire, la pimenter ce qu'il faut pour emporter l'adhésion du lecteur. La mienne en tout cas. Au point même que si on me demandait quel livre de Stephen King je conseillerais en premier, celui-ci serait sans nul doute en haut de la pile...

CITRIQ
*Jacques Baudou dans ses critiques du Monde des Livres a heureusement contribué à casser cette image réductrice.

22/11/63, de Stephen King, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nadine Gassie, Albin Michel, 2013, 936 p.