27/03/2011

Faux raccords - 5 -

Attention, ceci n'est pas un manga mais ne commence tout de même pas par le texte qui suit (vous pourrez bientôt retrouver l'intégralité de cette histoire dans la page Nouvelles / Créations dans la barre de navigation du blog.). Pour en connaître le début, descendez un peu plus bas sur cette page jusqu'à trouver Faux raccords - 1 -. Sur ce, bonne lecture...

Un regard émergeant sur l'inconnu n'a pas que la frayeur ou l'effroi comme seules forces de loi. Un rire accompagnant des mains dévoilant un paysage de rêve sur des yeux crispés par l'attente, le désir, des bandeaux qui tombent devant une assemblée réunie pour vous, rien que pour vous, des immersions en territoires inexplorés où les saveurs affleurent en guise de première fois, ceci et tant d'autres occasions au devant desquelles mystères et nouveautés ne demandent qu'à être explorés, tout cela existe.

Existait.

Au moment où Gaël émergea d'un nouveau sommeil artificiel, il sut que rien ne serait jamais plus comme avant. Que le monde avait changé à un point qu'il n'osait pas imaginer.

Il cria, gueula, rugit, hurla jusqu'à épuiser l'air qu'il avait dans sa poitrine. Il tendit ses muscles jusqu'à faire saillir les terminaisons nerveuses sous sa peau, tenta de ruer en avant, de fuir. Sans résultat. Il était maintenu par des liens invisibles au niveau du crâne, de la taille, des poignets, des cuisses et des chevilles, sur une table en métal, inclinée de sorte qu'il était presque debout.

Il était nu. Sous l'assaut de ses ruades désespérées, il laissa échapper de la morve de ses narines, de la salive de sa bouche. Le liquide chaud de sa pisse s'écoula le long de ses cuisses mais il ne s'en rendit pas compte. Seul le refus emplissait son esprit, qui avait trouvé dans la rage ses seuls arguments de défense.

Devant lui, des robots faisant penser à des mini-ptérodactyls, avec des aiguilles à la place des ailes et des pattes, gravitaient autour de son corps comme des satellites. Certains étaient immobiles et émettaient de petites lumières à travers une tête mécanique. D'autres tournaient selon des ellipses connues d'eux-mêmes, ne percutant jamais ceux qui allaient et venaient aussi, de haut en bas et de bas en haut, en émettant des cliquètements feutrés.

La soudaine agitation de Gaël au moment de son réveil n'ébranla en rien leur mécanique interne.

Dans cette pièce, immaculée elle aussi, il n'y avait que lui et ces machines avec, en arrière-plan, une baie vitrée derrière laquelle Gaël aperçut un visage aux contours difformes. Une tête sans pilosité, pâle, parsemée de tâches brunâtres ou verdâtres – difficile à juger avec le reflet –, un œil plus gros que l'autre et une bouche inexistante ou bien camouflée par un appareil.

Sans transition apparente, le corps de l'homme passa à travers la vitre, qui s'estompa sur son passage jusqu'à s'effacer complètement et prendre l'apparence des autres murs.

La Chose/l'Homme s'approcha de Gaël. D'autres difformités, des bosses mouvantes, se devinaient sous sa tunique écarlate. Il avait effectivement une machine devant sa bouche, une sorte d'harmonica dont Gaël aurait pu deviner la fonction s'il n'avait pas été dans un tel état de fureur et de désespoir.

La Chose/l'Homme, esquissa un cercle rapide de la main. L'effet fut immédiat. Un robot immobile en orbite autour de Gaël déploya l'une de ses aiguilles et vint la planter dans l'une de ses veines saillantes. A l'instar du gaz inoculé un temps indéfini plus tôt, le résultat ne se fit pas attendre. Gaël se calma. Il lui sembla alors être réceptif à son nouvel environnement. Toute trace de crainte l'avait quitté. Ne restait que l'incompréhension.

Tous les robots s'étaient immobilisés. Ils restaient suspendus en l'air tels des mobiles soutenus par des fils invisibles.

― Je suis heureux de vous retrouver, Gaël, fit une voix métallique après que la Chose/l'Homme, eût bougé ses lèvres. Savez-vous qu'il n'y a qu'avec vous que je continue à tout répéter à chaque fois ? Ne me demandez pas pourquoi, je ne me l'explique pas. Vos réactions sont toujours si... surprenantes d'une fois sur l'autre. Tout compte fait, soyons clairs, je crois que j'ai fini par m'attacher à vous. J'en viendrais presque à regretter de devoir vous infliger ce supplice à chaque fois. Mais que voulez-vous... nous n'avons pas le choix. Il en va de notre survie à tous.

― Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que je fais ici ?

La Chose/l'Homme ne prit pas la peine de répondre à ses questions qui, de son point de vue, s'inscrivaient dans un rituel superflu.

― Récemment, nous avons commis des erreurs. Enfin, quand je dis nous, il convient d'incriminer les dissidents, les traîtres, ceux qui ne croient plus dans le bien fondé de notre Quête.

Gaël dodelina de la tête. Il était comme ivre, ne comprenait rien à rien.

― Oh, je crois que j'ai été un peu fort dans les doses. Tant pis, je profiterai de votre traits d'esprit une prochaine fois. Regardez plutôt, il vous faut bien prendre en compte les objectifs de votre mission avant de partir.

La Chose/l'Homme décrit une nouvelle fois un cercle dans le vide, aussitôt suivi par le déplacement de l'un des ptérodactyls métalliques et d'une autre infiltration.

Comme sur un grand écran, des volées d'images défilèrent devant les yeux de Gaël : un champignon nucléaire d'une taille ne laissant aucun doute quant à la portée de la bombe , une lumière aveuglante entraînant toute chose dans son sillage de radiations, dévastant tout sur son passage ; des nuages de cendres empêchant l'infiltration des rayons du soleil ; l'éclosion d'une ère glaciaire ; une surface plane, sans relief.

― Bon, on ne va pas faire dans le larmoyant, c'est inutile, tout ceci remonte à tellement longtemps que ça n'a plus vraiment d'importance. On ne va pas sans cesse revenir sur le passé, n'est-ce pas ? Non, ce qui importe, c'est notre futur. Vous m'entendez Gaël ? Figurez-vous que vous êtes l'une des pierres angulaire de ce futur, l'une des pièces maîtresses de son accomplissement.

― C'est... c'est impossible, voyons, parvint à dire Gaël, comme si la vision des images l'avait tout à coup ragaillardi. Tout ceci n'est pas arrivé. Je suis né en 2014 et je suis touj...

― Qui oserait prétendre le contraire ? Bien sûr que vous êtes né en 2014. Et vous êtes mort, ou plutôt, vous vous êtes donné la mort en 2058 quand vous avez vu que ça commençait sérieusement à sentir le roussi. Vous avez bien fait. Un peu plus tard et vous ne seriez pas ici à discuter avec moi.

― Je ne me serais jamais tué. J'avais trop peur de la...

― De la mort, oui. Ah là, là. Je sais tout cela. Vous me l'avez déjà dit. C'est le problème avec ces raccords successifs. Tout s'embrouille dans votre cerveau. C'est malheureusement inévitable. En fait, vous vous êtes fait cryogéniser dans le but de revenir une fois que les conditions le permettraient. Vous en aviez les moyens alors... Vous avez contacté les bonnes personnes, celles qui avaient prévu la catastrophe à venir et qui avaient agi en conséquence en bâtissant des villes sous terre.

― Je ne vous crois pas. C'est... c'est impossible, voyons !

― Vraiment ?

De nouvelles images s'imposèrent à Gaël. Des complexes de béton érigés dans la roche, des kilomètres de parois lumineuses, des chambres, des couloirs, des laboratoires, des bureaux, des caissons où reposaient des corps dans l'attente de leur réveil. Des corps cryogénisés.

La Chose/l'Homme, commentait chacune de ces images. L'avantage de la cryogénisation telle qu'elle a enfin réussi à émerger est qu'elle assure le maintien de l'activité des cellules sans qu'elles ne subissent une quelconque altération. Ce sont mes ancêtres qui vous ont maintenu dans ces caissons jusqu'à ce que nous ayons besoin de vous.

― Besoin de nous ?

― Il est venu un moment où le désespoir a gagné nos rangs. Le Conseil des Ultimes a donc décidé d'inventer une légende où il est dit, en gros, qu'un jour les Cryo découvriront la Terre Nouvelle, une ville sous Dôme ayant échappée à la catastrophe nucléaire. Nous n'avions pas le choix. Il fallait tempérer les ardeurs des nôtres, leur apporter l'espoir afin d'attendre que toute trace de radiations ait disparu et que nous puissions enfin regagner la surface. Parce que voyez-vous, nous avons beau être habitués à vivre ici, rien ne nous apparaît plus merveilleux que la vie sur Terre telle que nous l'ont laissé deviner nos ancêtres.

― Alors vous nous avez réveillés ? Mais pourquoi ne pas l'avoir fait avant ?

La Chose/l'Homme, releva une arcade dénuée de poils.

― Parce que vous croyez que nous n'avions que ça à faire, vous nourrir ? Vous savez combien de personnalités vous étiez dans ce cas ? Le savez-vous seulement ?

Des images, encore, pour illustrer ses propos : des immeubles alignés les uns à côté des autres. Aux fenêtres, des briques de béton. Au-dessus de chaque porte d'entrée, obturées par des sas métalliques, des chiffres, figurant une année.

― Une fois réveillés, il y a une quinzaine d'années...

― Vous voulez dire que vous répétez ce rituel depuis quinze ans ? Mais c'est...

― ...une fois réveillés il fallait bien vous entretenir dans une illusion de réalité. Et pour éviter tout risque de choc temporel, nous vous avons réunis en fonction de votre année de cryogénisation. C'était plus facile à gérer. Et nous vous envoyions ensuite à la surface, à la recherche de la ville sous dôme.

― Je ne comprends rien ! Nous devons mourir à la surface, alors pourquoi...

― Vous avez une combinaison qui vous indique une direction. Vous n'avez qu'à la suivre jusqu'à ce que vous succombiez à l'épuisement. Dès les premiers symptômes de mort imminente, le processus de cryogénisation de la combinaison se met en marche. Nous revenons ensuite vous récupérer et procédons à l'effacement de votre mémoire. Et ainsi de suite....

La Chose / l'Homme s'autorisa un rire discret. Gaël, quant à lui, ne voulait pas croire ce qu'il entendait.

― Mais c'est ridicule ! Si vous êtes à même de nous récupérer, cela veut dire que vous pouvez effectuer ces recherches vous-même !

― Voilà ce que j'adore chez vous, Gaël, ce besoin de tout rationaliser, de tout rendre vérifiable aux yeux de tous. N'oubliez pas ce que je vous ai dit. Il s'agit d'une légende. De La Légende. Il nous suffit de lui obéir à la lettre et d'envoyer les Cryos sur la route, tout simplement.

Gaël fut incapble de répondre. Quoi qu'il dise, il savait que la Chose/l'Homme qui abritait des organismes vivants et mouvants aurait réponse à tout.

― Vous n'imaginez pas ce que l'espérance engendre de crédulité. Enfin, dites vous que si c'était aussi évident que vous le pensez, vous ne seriez pas là. Oh, bien sûr, comme je vous l'ai dit, nous avons récemment connu quelques petits désagréments avec un groupe de dissidents, ceux-là même qui vous avaient remis dans l'un de vos plateaux-repas de quoi peindre votre fenêtre. Ceux-là même qui ont perturbé le rythme de départ des Cryos. En général, nous envoyons tous ceux d'un bâtiment en même temps. En avez-vous reconnu certains d'ailleurs ? Ils étaient très connus à votre époque... quoi ? Vous ne voulez plus me répondre... vous me décevez beaucoup. Vous n'en avez peut-être rien à faire, mais il se pourrait que je ne vous dévoile rien la prochaine fois. C'est ça que tu veux ? Pour ton prochain toi-même ? Alors ? Bon, très bien...

La Chose/l'Homme dessina cette fois-ci deux cercles dans les airs. Tous les robots se redéployèrent autour de lui en actionnant leurs aiguilles. Au bout d'un instant, Gaël vit une armure de métal se dessiner tout autour de son corps. Sa combinaison.

Avant de s'en aller, la Chose/l'Homme, eut une leur de plaisir sadique dans le regard.

― Et vous avez payé pour ça. Vous avez payé une fortune...

La Chose/l'Homme se retourna et s'en alla, ses épaules emportés par les soubresauts d'un rire.

Cette image fut altérée par la buée apparue sur la visière de la combinaison fabriquée par des robots insensibles à la plus fulgurante des douleurs.

Fin

26/03/2011

Faux raccords - 4 -

Depuis combien de temps n'avait-il pas dîné en tête-à-tête avec une femme ? Gaël n'aurait pas été capable de dire dans quelles circonstances il l'avait fait la dernière fois. Il avait bien des images en tête de repas au restaurant, de collations improvisées sur son lit, de pique-niques enrobés de folklore romantique mais ce n'était que ça, des images. Elles auraient aussi bien pu appartenir à un autre.

Il avait été surpris de la trouver dans son salon après son deuxième réveil ici. A peine émergé de son sommeil, les yeux clos, il s'était complu dans le soulagement ineffable du retour à la réalité après un cauchemar trop réaliste. Il s'était étiré, prêt à mordre dans cette journée... silencieuse.

Il s'était levé d'un bond, avait reconnu l'endroit, s'était précipité hors de la chambre et l'avait donc trouvé là, en train de disposer son plateau-repas sur la table basse. Le sien l'attendait déjà. De la vapeur s'échappait de boites en plastique trouées.

― Je n'ai pas faim, avait-il lancé.

― Peu importe. Vous devez manger. Prendre des forces. Une fois qu'elle a refroidi, cette bouffe est infecte et on ne sait jamais quand aura lieu le prochain service.

Elle avait ébauché un sourire difficile à interpréter derrière ses traits maigres et tirés. C'était une petite femme ― elle ne devait pas pointer au-delà du mètre cinquante ―, blonde, environ quarante ans, peut-être moins. Elle portait sur elle les stigmates de la maladie.

― Allons, mangeons. Je vous ferai visiter les lieux après. Nous aurons vite fait le tour, vous verrez.

Gaël avait hésité. Lui, ce qu'il voulait, c'était quitter cet endroit au plus vite, retrouver sa vie ou, à défaut, un semblant de vie. Au lieu de quoi, comme rassuré par le calme et l'assurance de sa voisine il s'était installé en face d'elle, paré à lui poser une myriade de questions.Elle le devança.

― Où sommes-nous ? Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi nous ? Qui nous retient ici ? Y-a-t-il un moyen de sortir d'ici ? Combien sommes-nous ? Les réponses à ces questions que vous vous apprêtez de me poser sont, dans l'ordre : je ne sais pas, je ne sais pas bis, je ne sais pas ter, je serais incapable de vous le dire, aucun à ma connaissance et, pour la dernière, la seule à laquelle je puisse répondre, nous étions 6 voici peu, et aujourd'hui nous ne sommes plus que deux, vous compris. Et je m'appelle Ludmilla.

Elle enfourchait et engouffrait sa nourriture entre deux morceaux de phrases, comme si sa vie en dépendait. Elle ne semblait pas vouloir lui laisser la parole.

― Je ne sais pas où les autres sont partis. L'alarme a sonné, comme chaque fois, chacun a regagné ses appartements et puis je me suis retrouvée seule. Toute trace de leur passage a été effacé. Leurs affaires ont disparu.

― Vous étiez tous là depuis longtemps ? parvint à formuler Gaël.

Elle lui adressa un regard où pointait un air de réprimande.

― Hum... c'est difficile à dire. Il n'y a pas de marquage du temps ici. Et nous ne pouvons pas nous fier à notre horloge interne. Elle finit toujours par se dérégler à un moment ou à un autre. Tout ce que je peux dire, c'est que nous avons connu pas mal de cycles rythmés par les alarmes, mais leurs manifestations sont complètement aléatoires alors... vous ne mangez pas ?

― Non, je vous l'ai dit, je n'ai pas faim.

Ludmilla haussa les épaules.

― Vous avez tort... je peux ?

De son index, la bouche encore pleine, elle indiqua le plateau de Gaël.

― Hein ? Oh, oui, oui, servez-vous.

Elle procéda à l'échange.

― Vous avez l'impression que cela fait longtemps qu'ils ont disparu ? Savez-vous pourquo...

Gaël s'interrompit tout à coup, prenant conscience d'une faille dans les propos de Ludmilla.Ou bien elle était folle, ou bien elle se moquait de lui. Dans les deux cas, il devait avancer prudemment, ne pas la brusquer. Qui sait quel rôle elle jouait dans cette histoire ?

― Ludmilla...

― Oui ?

― Y avait-il quelqu'un dans mon appartement avant que j'arrive ?

― Non. Personne, c'est sûr. Nous sommes arrivés tous en même temps, ça c'est une certitude, et nous avons tout de suite fait le tour du propriétaire (elle ricana). Les deux appartements du haut étaient vides. Ils le sont restés tout le temps, enfin, jusqu'à maintenant, puisque tu es là. On peut se tutoyer, hein ?

― C'est étrange, vous ne semblez pas avoir peur...

Ludmilla reposa lentement sa fourchette dans le plateau et planta son regard sur Gaël, des embryons de larmes apparurent au coin de ses yeux.

― Ce... ce n'est qu'une façade, crois-moi. Je meurs de trouille. Je me réfugie derrière toutes sortes de pensées, derrière la bouffe pour ne pas songer aux raisons qui m'ont conduite ici, ni à ce qui m'attend après. Et je suis tellement, tellement contente que tu sois là, tu ne peux pas imaginer à quel point ça fait du bien de parler à quelqu'un.

Elle porta l'index à ses yeux pour étancher ses larmes.

― Tu dois me trouver tellement pathétique, tellement stupide.

― Non, non, bien sûr que non. N'importe qui ser...

― Tu veux bien me prendre dans tes bras, dis ?

Gaël ne sut pas tout de suite quoi répondre. Lui aussi avait peur. Peur des raisons de sa présence en ces murs mais peur aussi de cette femme qui affirmait ne jamais l'avoir vu alors que la présence de sa peinture sur les briques de béton dans la chambre prouvait le contraire. Elle ne lui avait pas encore demandé son prénom, ni même son nom. Cela voulait-il seulement dire quelque chose ?

― Ludmilla, je voudrais vous montrer quelque chose, vous permettez ?

Elle fut aussitôt sur la défensive.

― Quoi donc ?

― Suivez-moi, voulez-vous ?

Il s'engouffra dans la chambre, Ludmilla à sa suite.Gaël tira les rideaux, découvrit les briques de béton. Blanches. Sa peinture avait été effacée pendant son sommeil à moins... à moins qu'elle n'ait jamais existée.Ses questions devraient rester sans réponse pour le moment.Un cri retentit des profondeurs de l'immeuble. Un cri de panique comme Gaël aurait pu en proférer s'il s'était laissé guider par la sienne en découvrant les lieux.

― On dirait la voix de..., fit Ludmilla en se ruant au dehors de l'appartement.

Gaël sortit à son tour, lui emboitant le pas. Sur le seuil de la porte, une lumière vive, provenant de néons accrochés au plafond à quelques mètres au dessus de lui, l'éblouit aussitôt. Il porta la main à son front pour se protéger et put ainsi s'habituer à la luminosité.

Il eut du mal à suivre Ludmilla. Il ne souhaitait pas se laisser distancer mais enregistrer la configuration des lieux lui semblait nécessaire.

A chaque niveau, deux passerelles, séparées en leur centre par un escalier en spirale rouillé, menaient chacune à un appartement dont la porte était close. Sauf une. Celle, en l'occurrence, devant laquelle se trouvait Ludmilla les mains levées en signe d'apaisement, devant un homme effrayé. Celui-ci portait un pyjama ajusté à sa forte corpulence. Des gouttes de transpirations coulaient le long de son crâne chauve. Il avait les yeux révulsés, la lèvre écumante. Et un poing, brandi haut, prêt à s'abattre. Pour la deuxième fois, après Ludmilla, Gaël eut la sensation d'avoir déjà aperçu ce visage quelque part et qu'en cherchant bien, si tant est que les conditions idéales pour l'introspection soient réunies un de ces jours prochains, il pourrait rattacher le personnage à un épisode de sa vie.

― Calme-toi, Seb, calme-toi, je t'en prie. C'est moi, Ludmilla. Tout va bien, tout va bien, je t'assure.

― Qu'est-ce que je fais là ? beugla le type. Qui êtes-vous ? Et comment connaissez-vous mon prénom, putain ?

Il n'y eut pas d'alarme. Ils eurent tous trois à peine le temps d'éprouver un sursaut de surprise devant la décharge de gaz qu'eût à subir leur organisme.

Ils sombrèrent et tombèrent comme des plumes lestées de plomb.

A suivre...

25/03/2011

Faux raccords - 3 -

La folie ou la perte de mémoire comme seules explications possibles. Il fallait bien s'y résoudre. Certes, quelqu'un aurait très bien pu s'amuser à apposer son nom au bas du dessin sur la brique en béton. Pour quelle raison ? Une blague idiote dans la perspective d'une célébration ou d'une vengeance quelconques ? Une machination afin de le faire passer pour fou, en récolter les preuves et faire main basse sur sa fortune ? Tout ceci aurait pu être envisageable, oui, si le dessin n'avait pas été de lui. Or, il l'était. Le doute n'était pas permis. La marque, infime, qu'il glissait dans chacune de ses toiles était là, incrustée à la base de l'un des arbres :une fourche à l'envers. Personne, absolument personne, ne savait qu'il possédait cette manie. Ce n'était certes pas très original. Pas mal d'artistes procédaient de la sorte pour authentifier leurs œuvres.

Fou ou amnésique. Voilà pourquoi la chambre lui paraissait aussi insolite. Il n'avait jamais mis les pieds dans un asile pour riches, alors... Cette idée lui arracha un rire.

Quoi de plus normal pour un fou de s'esclaffer tout seul, hein mon ptit gars ? Te voilà rassuré. Tu connais une phase de rémission et avec un peu de bonne volonté tu sortiras bientôt d'ici. Si ça se trouve t'as juste traversé un gros coup de déprime, on t'a bourré de cachetons et tu viens à peine de rejoindre le plancher des vaches. Maintenant, il ne te reste plus qu'à attendre que quel...

Gaël chercha un bouton d'appel. Sans succès. Il s'avança vers la porte sans se préoccuper cette fois-ci de savoir si elle était verrouillée. La poignée céda sous la pression. Gaël déboucha dans un petit salon rectangulaire ne dépassant pas les 15 m2 et où, là encore, la décoration était réduite à sa plus simple expression. Une table basse - blanche comme apparemment l'ensemble du mobilier ici -, un canapé en cuir assorti de ses deux fauteuils, une télévision à écran plat accrochée au mur, et du carrelage pour habiller le sol.

Gaël s'avança dans la pièce, laissa traîner un doigt sur le haut de la télé pour déceler des traces de poussière. Rien. Tout ici était clean. Trop peut-être. Impersonnel, en tout cas. C'était ce qui gênait le plus Gaël, cette absence d'étincelle de vie.

Il trouva sur sa gauche une nouvelle porte qui donnait sur une salle de bains. Il y pénétra et son premier réflexe fut de se regarder dans le miroir au dessus du lavabo. Une connexion retranchée de son cerveau l'avertit qu'il ferait bien de se méfier. Qui sait si on ne s'était pas amusé à lui modifier son apparence ? Le mot complot allait et refluait dans son cerveau au rythme de sa pulsation sanguine.

Il s'observa, se palpa, s'étira la peau sans déceler quoi que ce soit d'anormal.

Tu vas arrêter ta parano deux secondes, oui, et te ressaisir une bonne fois pour toutes. Tout va bien, tu vas trouver quelqu'un et tout rentrera dans l'ordre, tu verras. Allez vire-moi cette sale tronche du miroir.

Gaël s'adressa un large sourire et, pour la deuxième fois depuis son réveil, il se surprit à rire. C'était mieux qu'une crise de panique, après tout.

Son hilarité éteinte, il distingua une armoire derrière lui dans le miroir. Ce qu'il y trouva fit sensiblement retomber son semblant de bonne humeur : des serviettes, normal, du savon, normal, des cotons-tige, normal, de la mousse à raser, pourquoi pas, un rasoir, là, ça commençait à se gâter, et pour finir, sur une étagère, toute une pile de pyjamas. Tous strictement identiques à celui qu'il portait actuellement. Or, il en était certain, il n'en possédait qu'un de la sorte et non pas, 1,2,3,4,5,6,7...8, 8 pyjamas de chez... Gaël voulut vérifier l'étiquette sur le premier de la pile mais il ne la trouva pas. Il porta alors la main à sa nuque, à la recherche de celle accrochée au sien. Elle n'y était pas non plus. Et, à tout bien considérer, le tissu n'était pas aussi soyeux que d'habitude. Ce n'était qu'une copie de son pyjama.

Gaël n'eut pas le temps de s'appesantir sur la question ni d'ailleurs de réfléchir sur la présence d'un rasoir dans les quartiers d'un patient interné dans un asile, fut-il riche ou pas. Une alarme retentit dans l'appartement, emplit tout l'espace de sa stridulence. Elle le fit sursauter, mais pas autant que la femme à l'allure décharnée qui venait d'apparaître sur le seuil de la salle de bains. Elle aussi était vêtue d'un pyjama. Sa tête lui rappelait vaguement quelque chose, mais il ne sut lui rattacher un nom ni même les circonstances d'une rencontre.

― Je suis la voisine du dessous, cria-t-elle d'emblée pour se faire entendre. Je vous ai entendu vous lever. Je pensais venir me présenter mais...Elle tendit ses mains en l'air pour incriminer l'alarme. Puis elle reprit :

― Vous devriez aller vous coucher. Ils vont envoyer les gaz pour nous endormir. C'est l'heure de la bouffe.

― Mais qui...

― Faites-vite, ils ne vous attendront pas. Vous risquez de vous faire mal en tombant. On parlera à notre réveil.

Puis elle s'éclipsa, aussi rapidement qu'elle était apparue.

A suivre...

24/03/2011

Faux raccords - 2 -

La litanie de 1 dura longtemps. Elle s'égrena dans sa tête avec la régularité du sillon rayé sur un disque. Puis, sans que Gaël eût l'impression de maîtriser quoi que ce soit, un 2 émergea enfin, aussitôt suivi d'un 3, puis d'un 4 et d'un 5. Ce fut là le signe d'une concentration recouvrée. D'une possibilité de retour à la normale, quand bien même celui-ci devrait s'avérer temporaire. Tout dépendrait des événements et des découvertes à venir. C'était là sa seule certitude. Car des circonstances qui l'avaient amené ici, Gaël ne conservait aucun souvenir.

La chambre n'avait rien d'ordinaire. Elle ne ressemblait à aucune de celle qu'il avait pu voir à ce jour. Celle-ci transpirait le vide. Pas le vide des chambres d'hôtel aseptisées à l'extrême où l'on parvenait toujours à deviner, à travers d'infimes détails, les traces d'un passage. Ici, hormis le lit qui gardait encore l'empreinte de son corps sur le matelas et de sa tête sur l'oreiller, il n'y avait aucun meuble, aucune étagère, aucun objet personnel, aucune décoration. Un rideau était bien suspendu mais Gaël le remarqua à peine tant il se fondait dans l'absence de décor. Les murs, la tringle, la moquette, le lit, les plinthes, tout était blanc. Jusqu'à la poignée de la porte.

La porte.

Gaël hésita à l'ouvrir, à tenter de l'ouvrir. Il redoutait de découvrir ce qui l'attendait derrière ou, en la trouvant close, d'être confronté à une détention dont il aurait été bien en peine d'imaginer les causes.

Lentement, sa main tendue en arrière et sans même regarder derrière lui, comme s'il avait déjà pris les marques de cet espace clos, il s'assit sur le lit.

Toutes ses pensées se tendirent dans le même but : fouiller dans sa mémoire les événements de la veille. Oui, il devait procéder ainsi. Revenir en arrière, repasser le film de sa journée. Il finirait bien par tomber sur l'instant où... Où quoi ? Où il s'était évanoui ? Où on l'avait drogué ou même assommé ? Où il s'était fait renverser par une voiture ? Dans ce cas, pourquoi n'était-il pas dans une chambre d'hôpital ?

Repasse ta journée, Gaël, repasse ta journée ou sinon tu n'arriveras à rien.

Sa journée, sa journée. C'était si facile à dire, ces deux petits mots. Sa journée.

Ma journée. Ma journée. Ma journée. Oui, ma journée. Mais merde, qu'est-ce que j'ai fait hier ? Où est-ce que j'étais, bon sang ? Pourquoi est-ce que je ne me rappelle rien ? Non, c'est faux. Je me rappelle mon appartement, mon prénom, mon nom, toute la thune familialle laissée en héritage. Je me souviens aussi de mes plus proches amis, Marco, Jean-Bapt, Lucie, Sylvie et les autres, des moments passés ensembles lors de soirées bien arrosées pour mes vernissages. Je connais par cœur les reliefs de la morsure sur mon épaule laissée par le chien des Trudel, les voisins des parents, alors que j'avais quoi ? Six, sept ans, à tout casser. Tout ceci est là, dans ma tête jusqu'à... Bordel ! Je n'arrive à pointer ma mémoire sur aucun dernier souvenir. Je n'ai en tête qu'un package global, un amalgame de vie. Je sais pourtant bien qu...

A cet instant, sans un regard opacifié par une larme naissante sur le rideau, Gaël aurait très bien pu être emporté par un nouvel élan de panique. Au lieu de quoi, il se leva, certain qu'en faisant coulisser d'un coup sec le morceau de tissu le long de la tringle, le paysage qu'il trouverait derrière la fenêtre suffirait à le rassurer une bonne fois pour toutes. Ou provoquerait en tout cas le déclic à même de le remettre sur les rails.

Il tira le rideau. Le spectacle qui s'offrit alors à sa vue l'émerveilla et le terrorisa à la fois. Les couleurs inondant sa rétine provoquèrent en lui une légère sensation de vertige. Elles contrastaient tellement avec l'aspect immaculé de la chambre !

Gaël laissa échapper une larme. L'océan de verdure battu par le vent où des chevaux galopaient, libres comme l'air, était si beau. Tout comme l'était le turquoise du ciel dans lequel des nuages embrasés par un soleil couchant s'effilochaient ici. Ou là. Oui, à n'en pas douter, le paysage était magnifique. Il parvenait presque à faire oublier la brique de béton sur laquelle lui, Gaël Jameno, l'avait dessiné.

Il l'avait signé.

A suivre...

23/03/2011

Faux raccords - 1 -

En attendant les chroniques qui tardent à venir, je vous propose, pour les cinq jours à venir, de découvrir cette nouvelle intitulée Faux raccords... J'ai toujours aimé lire des histoires à épisodes, de connaître l'attente avant le dénouement. Et comme je suis sûr de ne pas être le seul... place à l'histoire :


Bien plus que l'odeur qui lui était étrangère, bien plus encore que le contact un peu rêche de la taie d'oreiller sur sa joue, plus rêche qu'à l'habitude en tout cas, ce fut le silence qui tira Gaël Jameno de son sommeil. Une telle absence de bruit n'était pas normale. Pas normale du tout. Pas chez lui, pas dans la rue où il habitait.

Il n'osait pas ouvrir les yeux. En plus de cette anomalie, de ce silence obsédant qui sonnait à son oreille comme un avertissement, il éprouvait une sensation étrange, dérangeante. En d'autres circonstances, il ne lui aurait peut-être pas attaché d'importance. Mais là... Là, c'était comme si quelque chose avait irrémédiablement changé en lui... Comme si... Non, il ne devait pas laisser la peur se nicher en lui et se propager. Il devait laisser ses vieilles craintes au placard. Respirer calmement. Compartimenter. 1,2,3... 1,2,3,4. Il avait l'impression d'avoir dormi trop longtemps, que son réveil aurait dû sonner depuis un moment déjà. Et alors ? La fatigue des derniers jours l'avait sans doute rattrapé, voilà tout. Quant au silence, eh bien ? Quel jour étions-nous ? Dimanche, sans doute, ce qui expliquerait la... non, jusqu'à présent la ville ne s'était jamais tue. Jamais ainsi. 1,2... 1,2,3... 1,2,3,4. Compartimenter.

Gaël ne faisait pas partie de ces personnes qui aspirent à tout prix au calme ou au silence. Il aurait très bien pu se permettre de se retrancher à la campagne, de se faire construire une immense baraque, loin de tout et de tous. Il en avait les moyens. Au lieu de quoi, il avait acheté un appartement en plein centre ville. Là où se nichaient restaurants, pubs et autres commerces de nuit et où ne manquaient pas de se retrouver les noctambules de tous poils.

Gaël avait besoin du bruit, besoin de sentir la clameur de la ville en dessous de lui. C'était comme un équilibre salutaire, aussi bizarre que ça puisse paraître, et peu importait ou non qu'il participe à cette liesse de l'existence bourdonnante, balancée par ses turpitudes incessantes et répétitives. Il lui suffisait de sentir ses vibrations, de l'entendre se manifester par les soubresauts du quotidien pour avoir l'impression de vivre et, par extension, de conjurer l'approche de la mort.

Aussi le silence qui le cueillit à un moment où il aurait été bien en peine de dire s'il s'agissait du matin, de l'après-midi ou du soir, le renvoya à ses vieux démons. Ceux là même qui , tout compte fait, le poussèrent à ouvrir les yeux. Seul le retour à la réalité, pensait-il, lui permettrait de les refouler.

Il ne pouvait pas plus se tromper. Lorsque ses paupières se levèrent sur l'élan de l'espoir, force lui fut de constater que ses vieux démons venaient de se trouver de la compagnie.

Gaël se leva d'un bond. Dans une pièce qui lui était totalement inconnue. Et ce silence... toujours ce silence.

1... 1... 1... 1

A suivre...

15/03/2011

220 volts / Joseph Incardona

Il y a deux bonnes semaines, j'ai assisté à une formation dont l'intitulé était «le roman policier», assurée par un libraire à la passion communicative. Rien de tel pour s'ouvrir à de nouveaux horizons, découvrir des auteurs ou des titres sur lesquels, pour des raisons purement subjectives on n'aurait même pas songé à se pencher. Le résultat ne s'est pas fait attendre, à la fin de la formation, j'étais en librairie pour me procurer plusieurs livres, en ayant la farouche et récurrente envie de tous les lire en même temps. Dans le lot, il n'y avait pas 220 volts de Joseph Incardona. Le livre n'était pas encore paru mais nous avions tout de même évoqué l'auteur pour ses précédents livres, notamment Lonely Betty.

Non, si je parle de ceci, c'est parce qu'à cette occasion j'ai réalisé à quel point parler bouquins de vive voix, plutôt parfois que de lire tel ou tel article en presse ou sur internet, pouvait avoir de capotant (je ne vois que l'expression québécoise pour toucher du doigt de la plus juste façon cette animation et cette passion qui nous habite quand on parle de livres nous ayant mis dans la plus réjouissante des ébullitions). Une gestuelle, l'évocation d'une histoire dont on laisse entre-apercevoir tout le potentiel en nous laissant avec l'envie de connaître la suite, des « waoouuu » et autres onomatopées qui fusent sans prévenir et qui en disent long sur l'impact laissé par un livre.

Aussi, j'ai bien pensé à réaliser une petite vidéo pour vous parler du 220 volts de Joseph Incardona, son cinquième roman. Seulement, j'ai dû y renoncer. Rhume et extinction de voix obligent. Et puis je ne savais pas quel masque choisir. Par conséquent, j'espère rendre au mieux par les mots la nouvelle claque littéraire de l'auteur. J'avais en effet déjà eu l'occasion de faire part de mon engouement pour Remington, notamment en disant ceci :

Il y a des signes qui ne trompent pas : quand, une fois entamée une lecture, la seule perspective de faire la queue à la préfecture ou à la sécu aurait plutôt tendance à vous enchanter ; quand vous prenez rendez-vous chez un médecin réputé pour son retard légendaire ; quand les personnages du livre en question se rappellent régulièrement à vous plusieurs fois par jours ; quand dans ces occasions vous vous surprenez à élaborer des hypothèses sur leur sort à venir ; quand, enfin, vous ne cessez de parler de cette lecture autour de vous, on peut penser que vous tenez là un bon, un très bon bouquin. De ceux qui comptent indéniablement.
Je pourrai presque me répéter mot pour mot. Presque. Parce qu'il y a néanmoins une différence. Car si vous vous êtes calé dans un endroit pour commencer 220 volts, c'est que vous avez du temps devant vous. Pas forcément beaucoup mais un peu. Et qu'il y a de fortes chances pour que vous fassiez en sorte que ce un peu prenne des airs de longueur, le temps pour vous d'en venir à bout. Alors oui, je sais ça fait toujours effet de manche ces «si prenant qu'on ne peut pas le lâcher». Mais là, en l'occurrence, le livre est relativement court pour que cela soit humainement possible, mais surtout le style et l'écriture sont si fluides, l'histoire si prenante que les pages tournent, tournent tandis que l'on passe par toute une palette de sentiments et de sensations, les uns et les unes se superposant aux autres pour, au final, nous laisser le souffle coupé, un goût amer dans la bouche.

Tout comme dans Remington, Joseph Incardona nous plonge dans l'histoire d'un dérapage humain, dans ce qu'on appelle communément un fait divers. Ce qui ne veut pas dire qu'il écrit encore et encore le même livre selon des déclinaisons différentes. Rien de ça ici. L'approche n'est pas la même, la mécanique non plus, même si celle qui nous est proposée dans 220 volts est toujours aussi efficace, redoutable et implacable.

Ramon Hill a connu le succès grâce à deux best-sellers. Le succès et l'amour, car c'est à l'occasion d'une signature qu'il a connu sa femme, Margot, avec qui il a eu deux enfants. Une belle histoire, en somme, qui aurait pu avoir des allures de Happy end si on avait été dans un film. Sauf que dans la vie, le temps va au-delà d'un générique de fin et accomplit sans relâche son travail de sape. Car arrive le moment où Ramon est confronté au syndrôme de la page blanche, où les hauts dans son couple ont joué aux vases communicants de façon presque irrémédiable avec les bas. Puis Margot propose un jour à Ramon de partir à la montagne, juste tous les deux, dans le chalet familial de ses parents. L'occasion pour eux de recharger les batteries, de repartir du bon pied. Ou du mauvais...

Dans ce huis-clos oppressant, roman d'ambiance indéniable, j'ai retrouvé des impressions laissées par d'autres œuvres cinématographiques ou littéraires. J'ai en effet pensé par moments à Hitchcock ou à Boileau et Narcejac, dans la façon de suggérer le doute, de susciter le trouble et l'interrogation, de doser le suspense et de le rendre latent. Avec l'écriture ciselée de Joseph Incardona, ces sensations ont néanmoins leur saveur propre. 220 volts s'inscrivant à notre époque, décortiquant les vicissitudes de la vie de couple et du quotidien, leur impact n'en est que plus effroyable. En onomatopées cela donne : Waouuu ... brrrrr. Et à mon avis, il y a des dents qui vont grincer...

220 volts, Joseph Incardona, Fayard (Fayard noir), 195 p.

04/03/2011

Les Leçons du mal / Thomas H. Cook

En inuagurant la nouvelle maquette de leur collection policière avec Les Leçons du mal de Thomas H. Cook, les éditions du Seuil ont frappé fort, très fort. De cet auteur, j'avais lu uniquement quelques titres parus à la Série Noire. Deux d'entre eux m'avaient laissé une impression en demi-teinte. Si j'y avais trouvé un style et une écriture fluide, une musicalité évidente laissant à penser que Thomas H. Cook était un véritable représentant du roman noir américain, qu'il en était l'une des voix indéniable, j'avais néanmoins été déçu par certaines ficelles qu'il utilisait ou bien même par les fins qu'il donnait à ses ouvrages. Le mystère qu'il laissait planer était si palpable que j'en étais venu à trouver les révélations finales un peu fades, même si bien sûr, l'intérêt d'un polar ne se résume pas à ces uniques considérations. D'où une légère déception.

Mais avec Les Leçons du mal, la donne n'est pas la même.

Jack Branch est professeur au lycée de Lakeland, petite ville du Mississipi où il a grandi, vécu et où, certainement, il mourra. Ses souvenirs l'emmènent en 1954 où se sont déroulés les tragiques événements dont il se sent responsable. A l'époque, l'idée lui était venu de mettre en place un cours de rattrapage consacré au Mal sous toutes ses coutures, envisagé selon ses différentes déclinaisons, toutes époques confondues. Jack, non sans une certaine pédanterie, se sentait investi d'une mission consistant à éveiller les consciences de ses élèves.
J'espérais que cela les ferait réfléchir, frapperait leur conscience, au moins quelques secondes , et j'avais décidé depuis longtemps déjà que, même si je devais me servir d'un outil rudimentaire pour ouvrir un peu leur esprit provincial farci de religion, je n'hésiterais pas.

Et pour donner corps à ses pensées, il avait pris sous son aile l'étudiant le plus effacé, celui en qui personne ne croyait : Eddie, Miller, le fils du « Tueur de l'étudiante ». Mieux, il lui avait proposé d'établir son devoir de fin d'année sur son père et les circonstances de son acte. En l'incitant de la sorte à soigner le mal par le Mal, il allait en fin de compte devenir le grain de sable faisant voler en éclats les rouages d''une petite ville du Sud des Etats-Unis reposant encore sur des oppositions de classes et de couleurs de peau avec, en arrière-plan, les cicatrices engendrées par la Guerre de Sécession.

Avec ce livre là, Thomas H. Cook réussit un véritable tour de force. Jusqu'à la fin, le lecteur ne sait rien du drame qui s'est joué en 1954 et se trouve très vite enferré par la chape de mystère mise en place dans le roman. Jack Branch, le narrateur donc, émaille son récit de comptes-rendus d'un procès sans que l'on sache jamais rien de la nature de celui-ci. Quel crime a été commis ? Qui est inculpé ? Pourquoi ? Toutes les hypothèses sont possibles. Présent et passé s'entremêlent, parfois de façon volontairement abrupte, de sorte à nous décontenancer un peu plus, sans jamais nous perdre en route pour autant. Des pistes s'ouvrent, se referment, le drame toujours en ligne de mire. Et ce sont les personnages, tous magnifiques, vivants, obsédants, faillibles qui lui donnent corps, entretiennent les doutes et donnent envie d'aller jusqu'au bout, de démêler l'écheveau de cette histoire pourtant simple et humaine, et qui démontre de façon magistrale combien le mal, lui, est difficile à rationaliser et à appréhender ; qu'on a beau l'analyser, le quantifier et vouloir le faire rentrer dans des cases, il trouve toujours les voies les plus insoupçonnées pour se manifester et induire la souffrance.

Un roman bouleversant et beau. Voilà.

Les Leçons du mal, Thomas H. Cook, Seuil (Seuil Policiers), 356 p.