11/05/2013

Le Projet Morgenstern / David S. Khara

Lorsque je m'étais fait l'écho du Projet Bleiberg, le livre avait pris son envol depuis un moment déjà, relayé par la presse, les libraires, les bibliothécaires mais surtout, par les lecteurs eux-mêmes. Le phénomène était à peu de choses près similaire à celui rencontré avec La Chambre des morts de Frank Thilliez. Un éditeur qui gagnait à être découvert, un auteur qui le méritait tout autant. Le genre d'histoire qui plaît encore, celle de ces écrivains qui sortent d'un peloton compact, resserré, pour faire une belle échappée inattendue et surprenante. On ne sait pas s'ils tiendront sur le même rythme tout le long de la course mais après tout, peu importe : ce qu'ils ont entrepris est déjà remarquable. Et quand un bouche-à-oreille fonctionne ainsi, rien ne coûte d'aller voir de plus près de quoi il retourne ni de céder à une saine curiosité. Une curiosité pouvant finalement mener jusqu'au Projet Morgenstern qui clôt la trilogie impulsée – et bien impulsée – par David S. Khara.

Jacqueline Walls et Jérémy Corbin sont parvenus à se poser, à mener ce qui ressemble de loin à une vie relativement paisible après les événements auxquels ils ont été confrontés avec Eytan Morgenstern depuis le Projet Bleiberg. Jacqueline est devenue flic dans la ville du New Jersey qu'ils habitent. Jérémy a rejeté son ancienne vie de trader pour devenir libraire. Ils ont eu une petite fille. Rien a priori ne devrait bousculer cet équilibre acquis de haute lutte mais d'autres personnes en ont décidé autrement. De sorte qu'Eytan, qui ne veut s'attacher à personne, va tout mettre en œuvre pour les protéger, quitte pour cela à renouer une fois de plus avec son passé. Car ce qui se trame aujourd'hui possède de sombres résonances avec l'objet de sa lutte et la racine de ses propres souffrances...

Pas facile, sans doute de continuer sur la lancée d'un Projet Bleiberg. Est-il possible de tenir ainsi sur la longueur, faire en sorte que l'intérêt ne s'émousse jamais ? Le Projet Shiro, deuxième volet des aventures d'Eytan Morgenstern avait à lui seul levé le doute, et si tant est qu'il soit réapparu, ce dernier tome le renvoie définitivement dans les limbes. Certes, la mécanique est identique, l'auteur alternant éléments du passé et temps présent. Certes, les personnages et leurs particularités nous sont connus. Mais cela n'enlève jamais, n'enlève en rien la faculté qu'a David S. Khara de raconter l'Aventure, de la poser, la décomposer, de l'étirer, de la rendre malléable au point d'en faire ce qu'il veut.

Cela tient parfois à peu de choses. Certains vous parleront de style cinématographique, de scènes très visuelles. Personnellement, je perçois dans cette série de livres – et je peux me tromper naturellement - la somme des influences que peut avoir l'auteur, que ce soit en matière de livres ou même de films, et qui sonnent comme un écho incroyable aux références que je colporte dans ma propre caboche. Cela s'avère saisissant dans les scènes se passant pendant la seconde guerre mondiale, en Pologne, lorsque Eytan rejoint les rangs d'un groupe de résistants, qu'il lutte avec eux pour déjouer les plans des occupants. Et pourtant il ne s'agit pas non plus d'un simple copier / coller de références, car l'auteur a son style propre, un style efficace, vif et... oui, imagé. Il a sa manière bien à lui de poser son histoire, de dépeindre actions et situations. Mais surtout, il connaît ses personnages, aime - cela se voit, se sent - les faire évoluer selon des caractéristiques qui leur sont propres sans pour autant les faire réagir de façon trop systématique à tel ou tel événement donné. Ce sont à la fois des personnages de fiction répondant aux codes du roman d'Aventure, avec ce qu'il faut d'humour, de sérieux, de réfléchi et de faculté à réagir aux embûches semées sur leur parcours, mais ce sont avant tout des personnes en questionnement sur le monde qui les entoure.

Côté questionnements, justement, on n'est pas en reste avec le Projet Morgenstern. De ce point de vue, l'alternance passé / présent, revêt toute son importance. Parallèle miroir, elle renvoie la quête de l'Übermensch, dont Eytan a été l'une des victimes, au transhumanisme, mouvement qui tendrait à améliorer les capacités humaines grâce à la science. Pas question en l'occurrence de jeter le progrès ou les innovations à la trappe mais de mettre en garde contre les dérives qu'elles ne manquent pas d'engendrer...

Vous l'aurez donc compris, si vous manquez de Projets en ce moment, vous savez vers où vous tourner... ils sont disponibles dans toute bonne librairie indépendante... ou en bibliothèque... enfin j'espère.


Le Projet Morgenstern, de David S. Khara, éditions Critic, 2013, 361 p.

07/05/2013

22 / 11 /63 / Stephen King

Avec Stephen King, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre. Le monsieur alterne le bon, le mauvais, le très bon, voire aussi le très mauvais, et bien entendu, pas forcément dans cet ordre. Ce serait trop simple.

Malgré une amère déception avec Dôme, un livre bavard et long (si long...), je n'ai pourtant pas hésité à me plonger dans 22/11/63, dernier ouvrage en date (hum...) de celui que l'on qualifie de façon un peu systématique, de maître de l'horreur*. Ma décision n'était pas uniquement induite par le consensus que le livre semblait faire autour de lui mais bel et bien parce que je ne sais pas résister à une histoire de voyage dans le temps. C'est comme ça, je n'y peux rien et je ne cherche même pas à changer la donne. Je ne sais plus si ça remonte à Retour vers le futur, La Fin de l'éternité, au Voyageur imprudent, à Autant en emporte le temps ou même à la Bande Dessinée Vortex, mais le fait est là, je succombe. Même partager il y a peu la lecture avec le fiston du J'aime lire n°423, Rendez-vous chez tante Agathe, ne m'a pas tant déplu, c'est vous dire... même si, en l'occurrence, mon attention se portait plutôt sur l'impact du voyage sur le petit gars en question. Quoiqu'il en soit, si vous-même avez des suggestions ou si vous voulez signaler votre meilleur souvenir en matière de récits d'incursions dans le temps, n'hésitez pas, la porte des commentaires vous est grande ouverte.

22 / 11 / 63... la date est célèbre, ancrée dans les mémoires. Ceux qui ont vécu l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy se rappellent encore l'endroit où ils se trouvaient en cet instant fatidique. Jake Epping, lui, n'était pas né. Pour autant, cela ne va pas l'empêcher de vivre l'événement de près, de très très près. Professeur d'anglais à Lisbon Falls, rien ne le prédestine à jouer les héros en tentant de déjouer les plans de Lee Harvey Oswald. C'est pourtant compter sans un ami, Al Templeton, gérant du dinner le moins cher du coin, en pleine forme un jour et bizarrement atteint d'un cancer des poumons en phase terminale le lendemain. Afin que son secret ne tombe pas dans l'oubli, Al emmène Jake dans la réserve de son restaurant où se trouve une brèche temporelle emportant en 1958 toute personne qui la traversera. Quel que soit le nombre de voyages effectués, le point d'arrivée sera toujours le même, le 9 septembre à 11 h 58. Au retour, seulement deux minutes se seront écoulées. Deux minutes qui porteront peut-être en elles les stigmates des changements imposés par le périple en Terre d'Antan. En guise de dernière volonté, Al demande à Jake de parachever ce que lui même n'a pu accomplir : empêcher l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Il lui remet toutes les notes pouvant lui être utile dans sa mission, de l'argent, des résultats sportifs... mais attention, le Passé n'est pas du genre à se laisser moduler.

Si Jake a pour objectif la survie de JFK et d'en juger les répercussions lors de son retour en 2011, il va néanmoins passer cinq ans dans une époque où il devra veiller à ne pas trahir son origine. De fait, il ne s'agit pas pour Stephen King d'axer essentiellement son récit sur un événement historique, mais plutôt de revisiter une période riche socialement et culturellement. J'ai personnellement redouté qu'il ne tombe dans le « c'était mieux avant », plusieurs remarques allant dans ce sens. Avec ses yeux de 2011, Jake Epping a la crise en tête, et il ne manquera pas en effet de s'étonner du prix des différents produits de consommation, du mode de vie des uns et des autres, rendus parfois plus aisés par une administration relativement souple. Mais la fascination toute naturelle qu'il éprouve à l'égard de cette Terre d'Antan ne vire pas non plus à l'angélisme pur et simple, loin s'en faut. Le racisme est là, bien là, suinte par bien des pores, l'homophobie aussi, et la condition féminine n'est pas des plus aisées. Jake le sait, l'humanité n'était pas plus reluisante hier qu'aujourd'hui. Les curseurs se sont peut-être déplacés mais la félicité n'est pas à l'ordre du jour.

Si Dôme avait fait preuve, à mon sens, d'un manichéisme exaspérant, c'est bien le contraire ici, où les personnages se révèlent autant dans leur fragilité que dans leur volonté d'accéder à une forme de simplicité. Ce n'est pas pour rien si, comme le dit Jake Epping lui-même, c'est dans les moments de solitude, en retraite à la campagne ou dans sa vie bien rangée de professeur à Jodie, la bourgade où il a élu résidence, qu'il avoue avoir vécu ses meilleurs instants. Simplicité donc, en parallèle  à une Histoire grondante qu'il ne s'agit pas d'occulter, pour autant qu'on le puisse ou le veuille seulement...

Autant le savoir, l'uchronie pur jus où, à partir d'un et si, l'auteur se serait employé à exploiter le champ des possibles, est pratiquement inexistante ici. Stephen King a mis toutes ses billes dans l'évocation du passé et c'est bien la force de sa narration qui fait mouche. Il pimente en effet son récit de détails évocateurs, générateurs d'images et de sensations saisissantes, n'oubliant pas, comme il le fait parfois, de dresser des passerelles avec ses autres livres. Derry 1957, ÇA vous dit quelque chose ? Entre les phases contemplatives assez réjouissantes du livre bande musicale incluse Stephen King place de façon très adroite les éléments qui vont relancer l'histoire, la pimenter ce qu'il faut pour emporter l'adhésion du lecteur. La mienne en tout cas. Au point même que si on me demandait quel livre de Stephen King je conseillerais en premier, celui-ci serait sans nul doute en haut de la pile...

CITRIQ
*Jacques Baudou dans ses critiques du Monde des Livres a heureusement contribué à casser cette image réductrice.

22/11/63, de Stephen King, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nadine Gassie, Albin Michel, 2013, 936 p.

05/04/2013

Quelques questions à... Gilles Moraton

Tenir Le Monde par les couilles est désormais à portée de tout le monde. Le seul problème, ou pas, c'est que cette mainmise est de courte durée. Le temps de côtoyer, Kris, Manu, Aziz et le narrateur, cerveau de la bande, dans la carlingue d'une bagnole à l'approche du braquage d'une banque qu'ils sont sur le point de commettre. Enfin, si tout se passe bien... car les choses ne s'annoncent pas sous les meilleures auspices. Car ces braqueurs ont tout de véritables branques.

Tenir Le Monde par les couilles est désormais à portée de tout le monde, disais-je... mais il se pourrait aussi que le rire, qui ne manquera pas de se manifester à sa lecture, vous amène à le laisser tomber avant, bien sûr, de le reprendre et savourer les pépites langagières qu'il recèle.

Aussi, plutôt que de rentrer dans les détails de cette chronique d'une débâcle annoncée, je vous propose de suivre une courte interview de l'auteur, Gilles Moraton, que j'ai sous la main (ouais, je me sens tout puissant ces temps-ci !...)

BiblioMan(u) : Dans Le Monde par les couilles, tu mets en scène l'histoire d'un braquage... atypique, où l'humour est omniprésent, comme dans tes autres livres. Néanmoins cette fois, tu joues aussi d'un ressort où le comique prend parfois le pas sur l'humour...

Gilles Moraton : Il faut dire que la frontière est subtile, disons que parfois le comique de situation prend le pas sur l'humour induit par le langage.

B: Est-ce que tu n'as pas eu peur à un instant de basculer dans la farce ?

G. M. : Non, jamais, ce n'est pas mon genre, je n'aime pas le comique grossier (si c'est bien le sens commun qu'on donne aujourd'hui au mot farce), on tombe facilement dans la vulgarité, et je ne pense pas être allé jusque là.

B : Le narrateur de l'histoire, le pilote, le chef, le cerveau du groupe porte en lui un caractère désabusé. Il est d'emblée en proie au doute quant à l'issue du casse – et on comprend aisément pourquoi au regard du comportement de ses acolytes, mais aussi de sa propre histoire. L'occasion rêvée d'aborder la spirale de l'échec, non ?

G. M. : Oui, c'était un des objectifs du roman, essayer de comprendre ce qui pousse parfois des individus, (presque tous les individus à vrai dire), à se voir comme incompétents, ou inaptes à réaliser tel ou tel projet. J'ai essayé de décomposer le mécanisme mental qui amène à cette déconsidération de soi. C'est un élément clé du livre : pourquoi lorsqu'on a toutes les clés en main et un plan pour réussir une entreprise, pourquoi va-t-on créer les conditions qui conduisent à l'échec ?

B : A l'inverse, les autres membres du groupe paraissent insouciants et même inconscients des dangers qu'ils courent. Qu'est-ce qu'ils représentent eux, dans ce schéma de l'échec ?

G. M. : Ils en sont la pierre angulaire, c'est d'ailleurs le texte de la 4e de couverture, le narrateur se demande ce qu'il a fait au bon dieu pour se trimbaler des mecs pareils. Son problème, c'est qu'il est lié d'amitié avec eux et qu'ils s'entraînent les uns les autres dans la spirale descendante.
Eux ne se posent pas les questions du narrateur, ils sont dans l'action, ce sont des êtres instinctifs qui réagissent directement en fonction de leurs pulsions.

B : Cette « folie » qu'ils ont en eux s'en ressent jusque dans la forme – pas de tirets pour des dialogues syncopés... Pourquoi ce choix ?

G. M.: En dehors du narrateur, les autres personnages sont fondus en une sorte de nébuleuse, on ne sait jamais trop lequel parle, c'est voulu pour entretenir la confusion, une confusion qui se traduit ensuite jusque dans l'action. Et donc, effectivement il n'y a pas de tirets de dialogue pour renforcer cet effet.

B: Tu évoques aussi une entité dans ton livre, à savoir la Banque qui, elle, ne semble jamais vraiment connaître l'échec. Des envies de braquage ?

G. M. : [Rires]. Non, je suis plutôt du genre à gagner mon argent par des moyens honnêtes. Enfin, supposés tels. Cela dit je ne vais pas faire un dessin ni prendre de gants, les banques aujourd'hui ont pris le pas sur les politiques des états, elles écrasent et asphyxient les peuples pour des profits toujours plus grands ; le combat politique de ce siècle devra se faire contre les tenants de la finance.

B : Derrière les mots, la fulgurance des dialogues et l'évocation de grands noms du banditisme, on devine l'influence de films dans ton livre. On pense à Audiard, Woody Allen, à des scènes entre Gabin et Delon... un hommage ?

G. M. : Oui et non. Je reprends à mon compte les gens que tu cites, mais plus comme une nourriture de ce que je suis. Je suis nourri de Audiard et Allen, oui, de Melville, du cinéma italien des années soixante, mais tout autant de Duras, Dostoëvsky ou Perec. Je réfute le mot d'influence, ou alors tout est influence, je n'ai pas cherché à copier qui que ce soit, c'est la situation de départ qui induit les dialogues et le niveau de langage populaire.

B : SemiPrivatejokequestion : Le Monde par les couilles, ça ferait une belle pièce de théâtre, non ? A quand une adaptation ?

G. M. : Difficile, une adaptation, difficile, j'y pense pour les alentours de 2024, le temps de bien peaufiner.

Le Monde par les couilles, de Gilles Moraton, Elytis, 2013, 208 p.

19/03/2013

La Mort n'a pas d'amis / Gilles Schlesser

Les histoires de tueurs en série ne manquent pas à l'appel. Certains pourraient même penser qu'on en mange à la pelle. D'ailleurs, en ce moment - vous l'aurez peut-être remarqué- la mode est aux serial-killers sympathiques et drôles, ceux avec qui, pour un peu, on irait manger le bout de gras. 

Bien loin de toute surenchère thrilleristique, Gilles Schlesser, dans La Mort n'a pas d'amis, a choisi une toute autre approche, sans doute parce que son propos n'est pas de s'inscrire dans une veine spécifique de la littérature policière. On sent plutôt à travers les 237 pages de ce roman tout le plaisir – communicatif - qu'il a eu à l'écrire, à partager avec nous sa passion des quartiers parisiens et du courant surréaliste, sans jamais se révéler pontifiant.

1925. Camille Baulay, plus connue sous le pseudonyme de Oxy B pour ses lecteurs, reporter spécialisée dans les faits divers et autres affaires de mœurs, est contactée par le commissaire Gardel. Ce dernier, qui semble éprouver une réelle affection pour la jeune femme, lui offre sur un plateau la primeur d'une scène de crime pour le moins inhabituelle et énigmatique. Un homme a été poignardé et la mise en scène entourant ce meurtre laisse perplexe. L'assassin a cousu une cape rouge sur la veste de sa victime, laissé une pomme dans sa main et peint son sexe à la peinture noire. Un meurtre plus tard, Camille réalise que les cadavres semés selon un ordre et des endroits bien précis dans Paris auraient un lien avec un tableau de Max Ernst, le Rendez-vous des amis, et par extension, avec les surréalistes. Elle aura tôt fait d'aller à la rencontre d'André Breton, de Robert Desnos et autres acteurs de ce mouvement pour tenter de comprendre l'origine des meurtres.

Les pages de La Mort n'a pas d'amis filent, filent, filent. Gilles Schlesser, en s'accommodant des codes du polar et en livrant une enquête s'avérant finalement assez classique, parvient à capter le lecteur de bout en bout. Par l'époque qu'il a choisie d'abord, un 1925 où l'on devine les stigmates d'une guerre mondiale sans encore sentir les prémices d'une autre à venir, par ses personnages d'une vitalité, d'une hardiesse ou d'une folie irrésistibles et, sans aucun doute, par cette immersion en terre surréaliste. Avec Camille, frondeuse épatante et enthousiasmante, on se fond dans le décor et la mécanique souvent entropique impulsée par André Breton. Qu'il s'agisse des jeux et exercices littéraires mais aussi des rivalités qui opposèrent les surréalistes entre eux ou envers ceux qui, à travers le temps, s'étaient inscrits dans une vision de la réalité incompatible avec la leur, on suit tout cela avec un vif intérêt.

Au final, on ressort même de cette lecture avec l'envie d'en savoir plus, la curiosité vissée au cerveau, et enchanté d'avoir côtoyé un temps les personnages qui jalonnent ce récit, dans lequel Gilles Schlesser a su combiner à merveille érudition, humour et enquête. Loin des modes, donc, tout à la passion de son histoire, de l'Histoire et de ceux qui l'ont écrite... à leur façon.

La Mort n'a pas d'amis, de Gilles Schlesser, Parigramme, 2013, 237 p.

16/02/2013

Les Solidarités mystérieuses / Pascal Quignard



Chaque année, dans la masse de romans, je parviens à dénicher une perle. C'est l'occasion d'en parler, non? En 2012, j'ai eu le coup de foudre pour Mr Peanut de Adam Ross. En 2013, qui débute à peine, c'est sans conteste Les solidarités mystérieuses de Pascal Quignard qui sera mon coup de coeur.

Il y a des romans comme ça - très peu en fait ! - où je m'évade du début à la fin… tant de beauté passe par les mots, les mots mis bout à bout, dans le bon sens - du moins le sens que j'aime. Et je lis la dernière page, je lis le dernier mot, je ferme le livre, et je ne peux plus bouger… bouleversée par l'émotion, le sourire aux lèvres, la tête partie, loin, très très loin d'ici. Ca arrive encore et franchement ça fait du bien ! Vraiment !

Pascal Quignard est un formidable romancier. J'avais dévoré Villa Amalia et j'ai littéralement englouti Les solidarités mystérieuses. TOUT, je dis bien TOUT est enchantement dans ce roman : le récit, les personnages, le style et surtout, cette manière tellement particulière de décrire les failles et les fractures que nous portons tous et cette façon, radicale, qu'ont ses personnages de "composer" avec.

Côté récit, attendez vous à vous balader du côté de la Bretagne. A arpenter des petits villages cachés par les falaises pas loin de Saint-Malo. D'un point de vue météorologique, il y fait beau et moins beau. Ok. Mais la nature est là, présente, envahissante. Une sorte de personnage à elle seule. On y retrouve un peu ce qui a fait le succès des Déferlantes de Claudie Gallay.

Côté personnage, vous y découvrirez Claire. La femme en rupture. Celle qui quitte tout pour retrouver son amant… et sa Bretagne natale. Ici, rien d'introspectif : vous ne découvriez qui est Claire qu'à travers les personnes qu'elle aime et qui l'aiment. Ces personnages satellites, mais essentiels, qui gravitent autour d'elle, qui l'observent, sans forcément la comprendre, sans forcément tout comprendre, et qui prendront tour à tour les rennes du récit.
Il y a Simon, son amour de jeunesse, avec qui, vingt ans après, la flamme, jamais éteinte, renaît.
Il y a Paul, son frère, tellement différent d'elle, mais avec qui elle partage les mystères de l'enfance, la tolérance qu'impose le lien fraternel et le goût pour les balades sur la lande par tous les temps.
Il y a Juliette, sa fille, qui après tant d'années vient retrouver cette mère étrange qui l'a abandonnée.
Il y a aussi tous les autres, ami(e)s et voisin(e)s qui la côtoient, qui la connaissent… de près, de loin.
Et il y a surtout la mer, la lande, les falaises.
Alors que dire de Claire? C'est une personne angoissée, qui ruissèle de sueur dès que l'angoisse monte. Une mère qui a abandonné ses enfants. Une femme aliénée par son amour de jeunesse. Une sœur fidèle et protectrice. Une femme en rupture, en quête… mais, de quoi, finalement?
Claire n'est finalement qu'un prétexte pour Quignard. Il épingle et dissèque son personnage juste pour nous montrer que les êtres humains que nous sommes sont totalement en décalage avec les êtres humains que nous pourrions être. Pourquoi ne pas laisser la douleur ou la joie envahir nos corps, la nature faire symbiose avec nous, le temps reprendre le rythme de nos rythmes? Voilà, ce que j'ai lu dans ce roman là.

Côté style, Quignard frôle la perfection. Les phrases sont économes. Le vocabulaire d'une richesse infinie. Le style est précis, sobre, presque rigide… De cette rigueur naît une émotion "vraie". De ce style dépouillé naissent les images, les sensations, les émotions.
L'autre grande force de Quignard, c'est de construire son récit en négatif. Etrangement, malgré la précision du style, se dégage une part de mystère, d'ombre, de flou. L'écrivain a une façon de "tourner autour du pot", de raconter précisément des détails qui ne donnent pas forcément un éclairage éclairant sur ses personnages. Tout est en nuance, en décalage. Car finalement, qui connait Claire dans ce roman?
La structure du roman en témoigne : le personnage de Claire est "raconté" par ses proches. C'est un roman choral où tout et tous se resserrent vers elle… mais cette structure permet aussi de conserver ses zones d'ombres et de mystères… réalité de notre quotidien en quelque sorte… Peut-on vraiment comprendre les autres?
Quignard se situe à la bonne distance pour nous donner à lire l'histoire d'une femme, brisée par la vie, en rupture avec notre société, là où d'autres en aurait fait une marginale, voire une folle.

Comme dans Villa Amalia, Quignard choisit encore un personnage féminin, en rupture avec "le monde" et ses conventions, en exil, qui recherche, se perd, se retrouve, se reconstruit d'une manière hors norme. La nature est encore présente. Elle est aidante, calmante, salvatrice dans ce processus. Elle est un personnage en soi. Une symbiose s'instaure entre ses personnages et cette nature là, peu à peu. Le temps joue aussi un rôle déterminant dans cette union, puisqu'en s'en affranchissant il semble possible de se le réapproprier… différemment. Enfin, ce roman est un bel hymne à l'amour. A l'amour tout court. Et à l'amour fraternel surtout. Car c'est bel et bien avec son frère Paul que Claire entretient une sorte de "relation élastique", qui, quoi qu'il arrive, les unit et que rien ne peut ébranler. Voilà donc le canevas de ces «  solidarités mystérieuses  ».

Chronique signée Gentille Pestouille

 

 
 Les Solidarités mystérieuses, de Pascal Quignard, Gallimard, 2011, 272 p.

08/02/2013

Player One / Ernest Cline


Il est possible que vous vous trouviez un jour avec des personnes ayant vécu de plein fouet les années 80, que ces personnes aient baigné, enfants ou ados, dans cette culture qui a... comment dire... laissé des traces. Il est probable également que vous vous trouviez avec ces personnes le jour même où – cela arrive une fois l'an en moyenne – ils y vont de leur soirée revival, saupoudrée de références de films ou de séries, agrémentée de souvenirs de parties de jeux vidéos épiques, farcie jusqu'à l'indigestion de chansons de variétés et de dessins animés cultes. La soirée avançant, les classiques ayant suscité jusqu'à des sifflements bizarres dans vos oreilles, le jeu consiste alors à trouver des pépites oubliées, lesquelles une fois verbalisées arrachent des cris extatiques ou des onomatopées d'une autre planète aux personnes vous entourant. Se voir ainsi propulsé des années en arrière peut en effet provoquer des comportements pour le moins étranges. Là encore, vos oreilles en sont pour leur frais.

Ernest Cline, auteur du livre Player One, sorti en fin du mois de janvier, a dû vivre une de ces soirées. Plusieurs même. Ça ne fait aucun doute. Impossible, à la lecture du livre, d'imaginer qu'il ne s'y soit pas adonné avec une ferveur presque mystique. Son âge est à ce titre assez révélateur...

2044, rien ne va plus sur Terre. Une grande partie de la population mondiale a préféré se réfugier dans une réalité virtuelle, l'OASIS, plutôt que de subir les affres du quotidien, cumulant conditions climatiques désastreuses et inégalités sociales jamais atteintes. Dans l'OASIS, dans l'étendue presque sans limite qu'elle suppose, Je peut être un autre, et tout se révéler possible... ou facticement possible. Le créateur de cet univers à nul autre pareil, James Halliday, est décédé voici quelques années, sans héritier à qui léguer sa fortune colossale. Aussi a-t-il décidé de lancer une chasse singulière : celui qui saura trouver l'Oeuf caché dans l'OASIS remportera le gros lot, se montant à plusieurs milliards de dollars. Pour ce faire, il faudra résoudre bon nombre d'énigmes relatives aux années 80 dont il était fan (euphémisme quand tu nous tiens!), et dénicher trois clés ouvrant chacune un portail virtuel. Wade Watts alias Parzival est de la partie et n'en revient pas lui-même lorsque, à dix-huit ans, il est le premier à mettre la main sur l'une d'entre elles.

Ce n'est indiqué nulle part sur le livre mais il convient de le savoir, Player One s'adresse à un public de jeunes lecteurs ou aux nostalgiques des années 80. Le problème c'est que je doute que les jeunes lecteurs actuels s'intéressent vraiment aux nombreuses et vieilles références citées dans le livre, hormis dans un souci de curiosité. La plupart d'entre elles leur passeront au-dessus de la tête à moins de prendre constamment des notes et de les répercuter ensuite sur un moteur de recherche. Quant aux nostalgiques des années 80, qui auraient peut-être vu là une occasion de s'éviter une énième soirée revival où il auraient certes pu briller - pour avoir pris des notes la fois précédente -, tous ne seront certainement pas sensibles à la tonalité trop young adult du récit.

Qui plus est, on trouvera dans Player One des considérations malheureusement déjà vues et revues, mais surtout mieux vues et revues ailleurs. Ici, tout paraît bien gentillet et naïf dans la représentation de la Réalité opposée au monde virtuel (c'en est presque comique de voir le concepteur de l'OASIS affirmer que rien ne vaut la VRAIE vie quand lui-même a vécu comme un reclus dans son propre univers... pince-moi je rêve!), ou bien même dans l'approche de l'identité, de l'image que l'on renvoie aux autres et du souci que l'on peut y apporter, dans la crainte d'un rejet.

Personnellement, à part retrouver des références de films et de jeux vidéos (qui m'ont permis de bien rire en visionnant Le joueur du grenier), l'intérêt s'est émoussé au fil de cette histoire bizarrement trop linéaire et sans surprise, où les gentils sont bien gentils, les méchants bien méchants, et qui s'avère finalement assez décevante. 

Player One, de Ernest Cline, traduitn de l'américain par Arnaud Regnauld, Michel Lafon, 2013, 407 p.
CITRIQ

19/01/2013

La Femme en vert / Arnaldur Indridason

Il aura suffi de l'acuité d'un étudiant de médecine venu chercher son petit frère à un goûter d'anniversaire pour révéler un mystère remontant à plus de cinquante ans. Après avoir reconnu un os humain dans la bouche d'un bébé, il remonte jusqu'au terrain de jeu des enfants sur les hauteurs de Reykjavik, et découvre un squelette prisonnier de la terre. A charge ensuite pour l'inspecteur Erlendur et son équipe de remonter la trame du passé, identifier le cadavre et comprendre le ou les drames qui se sont noués ici-même durant la seconde guerre mondiale. Pas facile pourtant de mener l'enquête dans ces conditions, encore moins lorsque les drames personnels viennent entraver sa marche...

Deuxième enquête de l'inspecteur Erlendur et, une fois de plus, c'est dans un passé lointain qu'il va devoir plonger pour en dénouer tous les fils. Après avoir traité du viol et du silence qui l'entoure, la préoccupation d'Arnaldur Indridason se porte une nouvelle fois vers les femmes, victimes cette fois-ci de violences conjugales. Par extension, il aborde aussi l'impact psychologique redoutable que celles-ci peuvent engendrer sur une famille, sans oublier, non plus, de revenir sur le silence d'un entourage ou d'une autorité préférant ne pas voir plutôt que d'affronter une réalité abjecte.

On reste comme tétanisé par la force évocatrice du récit : la construction, le dosage des éléments de réponse fournis par l'auteur, alternant entre temps présent et temps passé, la psychologie des personnages (leur existence même, leur vulnérabilité - et leur force aussi) jouent pleinement en faveur de cette impression.

Arnaldur Indridason use également d'une certaine lenteur dans la progression de son intrigue. Impossible de le lui reprocher. Au contraire, celle-ci apparaît comme l'une des composantes essentielles de l'histoire.Elle entretient le lecteur dans la torpeur des événements qui lui sont dévoilés, du calvaire et de la douleur physique autant que morale, parfois faite d'abandon, que subissent les uns et les autres.

A n'en pas douter, il s'agit là de grand, grand art.

La Femme en vert, de Arnaldur Indridason, traduit de l'islandais par Eric Boury, Seuil (Points Policier), 2007, 352 p.

05/01/2013

Jusqu'à la folie / Jesse Kellerman

Certains pitchs vous font parfois aller au-delà d'une déception rencontrée à l'égard d'un auteur. Je n'avais pas du tout adhéré au si encensé Les Visages et je ne pensais donc pas forcément revenir vers Jesse Kellerman un jour. Cependant l'histoire de Jusqu'à la folie a eu ce qu'il fallait d'intrigant pour passer outre cette décision.

Après une journée harassante à l'hôpital où il est stagiaire, Jonas Stehm entend une femme crier à l'aide. Ni une ni deux, sans même réfléchir, il vole à son secours et tue l'agresseur qui a eu le temps d'infliger deux coups de couteau à sa victime. Celle-ci en sortira indemne mais ce n'est pas le cas de Jonas qui, en héros d'un jour, va vite voir sa vie devenir un véritable enfer...

« L'écrit ne peut jamais vous sauter au visage comme un film. »

Arriver à la fin du livre et trouver une telle phrase, ça laisse pantois. On aurait envie de dire à l'auteur qu'il aurait pu s'épargner bien du labeur, ou bien qu'il aurait gagné à passer directement à l'écriture du scénario. Au moins le lecteur se serait épargné l'attente d'une angoisse qui ne vient jamais vraiment. L'ensemble du bouquin est convenu, possède un goût prononcé de déjà-vu en matière cinématographique, ficelles comprises. C'est même stupéfiant par moments. On croirait voir un patchwork de scène de films sans que cela confine pour autant à l'hommage : un parfum de Coup de foudre à Nothing Hill avec le co-locataire complètement barré de Jonas, un bon morceau de Liaison fatale où le harcèlement sur lequel repose l'intrigue ne fait jamais tressaillir, malgré les vains efforts de Jesse Kellerman, un brin de La Main sur le berceau pour quelques ficelles, et enfin un soupçon de série télé, Urgences en tête ou, au choix, Grey's anatomy pour ce qui est des petites guerres intestines en milieu hospitalier.

Vous l'aurez compris, rien de bien terrible à se mettre sous la dent avec ce livre là si ce n'est, peut-être, de quoi se donner envie de revoir certains films ou séries. Rien n'est moins sûr.

Jusqu'à la folie, de Jesse Kellerman, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony, J'ai Lu, 2012, 343 p.

21/12/2012

Vortex / Robert Charles Wilson


Je sais, je sais, je sais.... La fin du monde, vous commencez à en avoir marre. Un peu de patience, demain vous verrez... on en parlera encore. Mais seulement demain, histoire de dire : « Voilà, ça n'a pas eu lieu, à quelle date ça nous renvoie la prochaine prophétie ? »

C'est pas aujourd'hui prévu en tout cas qu'un petit 2 va venir semer le ouaille ouaille web dans cet univers binaire, alors j'en profite pour vous parler brièvement du dernier tome de la série consacrée aux Hypothétiques, Vortex. Je dis brièvement parce que de deux choses l'une, soit vous avez commencé le cycle avec Spin et Axis et il y a de fortes chances pour que vous vous précipitiez sur celui-ci, soit vous ne savez rien de cette histoire, auquel cas : 1.n'hésitez pas à lire la chronique de Spin, présente dans ces murs (et même au-delà, le livre a fait grand bruit partout ailleurs à juste titre).2.Allez-y parce que ce troisième volume mérite la lecture des deux précédents à lui tout seul. (Lorhkan tu sais ce qu'il te reste à faire, le clou est désormais enfoncé!) 3. Vous êtes encore là ?

Vous l'aurez compris, cette chronique est quelque peu atypique. Pourquoi consacrer un billet à un livre si on n'en parle pas vraiment. Soit. Je pourrais tout à fait évoquer la préoccupation – sans être non plus fataliste - de l'auteur pour l'état du monde, de la façon dont nous épuisons ses ressources à une vitesse hallucinante, de sa mise en garde contre l'hyperconnectivité ou toute autre forme de conscience collective au détriment du particulier.

"Ressentir en solitaire du chagrin (ou de la culpabilité, ou de l'amour) était indissociable de la condition humaine, du moins, il l'avait été. nous avons supporté ça pendant la majeure partie de notre existence en tant qu'espèce. Partager ce fardeau d'une manière qui amoindrissait la souffrance n'était sans doute pas une mauvaise chose, et peut-être y avait-il quelque chose d'admirable dans la volonté des Voxais d'aider leurs concitoyens à porter leur fardeau  de larmes. Sauf que ce baume se payait par une perte d'autonomie personnelle, par une perte d'intimité."

Voilà, si vous voulez, pour l'aspect général abordé en deux coups de cuillère à pots. Mais si j'avais vraiment voulu vous faire saliver avec Vortex, je vous aurais parlé des pages 173 et 174. La scène qui y est décrite , pour vous dire, ça vaut tous les pesants de cacahuètes. Et encore, j'ai beau chercher une bien plus belle métaphore, elle ne me vient pas. Si demain arrive, je tâcherai de remédier à ça, de me triturer le cerveau à moins que vous, lecteur de ce blog, vous vous sentiez habité d'une soudaine fibre imagière (auquel cas vous pouvez vous illustrer dans la page des commentaires). En attendant, si vous voulez en savoir un peu plus, soit vous allez : 1. lire ces deux pages mais bon, sorti du contexte, ce sera aussi lisible qu'une tablette maya. 2. J'insiste, je sais, mais pour en savourer toute la substantifique moelle, il vous faudra lire Spin et Axis d'abord. 3. Non, je ne comprends pas comment il est possible que vous soyez encore là... 

Vortex, de Robert Charles Wilson, traduit de l'anglais par Gilles Goullet, Denoël (Lunes d'Encre), 2012, 352 p.
CITRIQ

18/12/2012

En souvenir d'André / Martin Winckler

Coïncidence. Rien qu'une coïncidence mais c'est tout de même... surprenant. Ces derniers temps, il est rare que je lâche le polar ou la SF pour des ouvrages de littérature générale, et encore moins de littérature générale française. Néanmoins, il y a quelques semaines, j'ai lu l'avis très élogieux de Morgane concernant le dernier livre de Martin Winckler, En souvenir d'André. Hormis Le Chœur des femmes, j'avais apprécié tous les romans appartenant à la veine médicale de l'auteur parus chez POL, et je ne manque jamais de m'intéresser à chaque parution s'y inscrivant (les polars que le monsieur a écrit m'ont bizarrement beaucoup moins intéressés).

Pourquoi coïncidence, donc ? J'ai commencé le livre hier soir dans un cabinet médical – n'allez pas croire que j'aie pu déceler une coïncidence dans ce simple état de fait, mes perfides et chers collègues vous diraient que je passe mon temps chez les médecins – pour le terminer aujourd'hui, date à laquelle le professeur Sicard a remis à François Hollande son rapport sur la question de la fin de vie.

La fin de vie. Le suicide médicalement assisté, c'est là le thème central abordé de manière sensible et juste dans En souvenir d'André.

Dans un futur proche, l'aide médicale au suicide a été légalisée. Emmanuel, ancien médecin à l'Unité de la douleur, est atteint d'un cancer et reçoit chez lui la visite d'un volontaire chargé de l'accompagner dans ses derniers instants. A cette occasion, il raconte ses souvenirs, remonte aux sources de son parcours, des circonstances qui l'ont amené à aider les gens à mettre fin à leur jour, quand cela n'était pas encore autorisé.

"Quant à les aider à choisir le moment de partir, il n'était même pas permis d'en parler. Les principes comptaient plus que le soulagement des souffrances."

Il l'a fait une première fois. Puis une autre, en souvenir d'André. Puis plein d'autres fois encore. Il restait présent. D'abord pour soulager la douleur, ensuite, parce que c'était indissociable, pour écouter et absorber les histoires des uns et des autres.

"J'espère que je ne vous assomme pas avec toutes ces histoires. Mais nous n'avons que ça, finalement. Des histoires. Pour nous aider à vivre, pour nous préparer à mourir."

En souvenir d'André est un roman qui mérite d'être lu à voix haute. Martin Winckler a usé ici d'une sobriété stylistique qui restitue d'une façon assez remarquable la fragilité des êtres qui le peuplent. Emmanuel s'en fait le témoin grâce à sa mémoire exceptionnelle. C'est par lui que transitent toutes leurs histoires, qu'elles nous parviennent avec émotion. Point de pathos pour autant. La réalité, dans cette fiction, n'est pas loin, on le sait. Elle n'a pas besoin d'artifices pour s'exprimer dans sa plus absolue sincérité. A cet effet, Martin Winckler revient donc sur l'importance de l'écoute du patient, la considération à apporter à la souffrance et à la nécessité de l'atténuer, sans oublier l'évolution de la société, une société qui gagnerait à être plus progressiste, ne serait-ce que pour se recentrer, en ce qui concerne la fin de vie, sur le respect dû aux personnes et à leur dignité. Vaste débat qui n'a bien sûr pas fini de faire couler de l'encre...

Au-delà de l'aspect romanesque, qu'il serait dommage de dénigrer, il y a fort à parier aussi que ce livre parlera à beaucoup de monde. Pas seulement parce qu'il traite de la mort, celle des autres tout comme la nôtre, pas seulement non plus parce qu'il s'ancre dans un débat de société, mais surtout parce qu'il peut nous renvoyer à notre propre histoire. Parfois à travers de petits riens, l'évocation d'un détail, d'une odeur, d'une situation... Des fragrances de souvenirs qui, au final, rendent ce roman bouleversant.

En souvenir d'André, de Martin Winckler, POL, 2012, 199 p.

17/12/2012

Les Sept lames. Tome 1, L'Antre des voleurs / David Chandler

Deux ans ! Deux ans que je n'avais pas ouvert un livre de fantasy, sinon pour en feuilleter un ici ou là sans jamais succomber. Mais voilà, Jean-Luc Rivera dont je suis assidûment les coups de cœur sur le site ActuSF et l'opération masse critique de Babelio sont passés par là, alors...

…alors, ce n'était pas mal du tout. Ce n'est clairement pas l'ouvrage qui va tout ravager sur son passage, ni faire s'ébranler les fondations des littératures de l'Imaginaire, mais pour ce qui est de divertir, David Chandler a plutôt bien mené sa barque.

La Cité de Ness vit ses derniers instants. C'est en tout cas ce que souhaite un mystérieux commanditaire lorsqu'il s'entoure des services d'un magicien à la sombre réputation, Azoth, et d'un géant de muscles, Bisbille, détenteur d'une des sept lames tueuse de Démons. Pour parvenir à leur fin, ils ont pour projet de voler la couronne du burgrave, le seigneur de la ville, certains que si celui-ci ne la revêtait pas avec aux cérémonies officielles de la Damade, la ville serait alors soumise à une vindicte sans précédent, entraînant dans son sillage un chaos indescriptible. Pour mener leur plan à bien ils comptent aussi engager un voleur doué, mais suffisamment stupide et naïf pour pouvoir s'en débarrasser sans heurts une fois la tâche de celui-ci accomplie. Leur choix se portera sur Malden, un jeune homme débrouillard qui vient juste de tomber dans les griffes de Tailleserpe, le maître de la guilde des voleurs. Le plan est irréprochable à un détail près : Malden est loin d'être stupide.

L'Antre des voleurs est un livre bien rythmé dont la grosseur n'implique aucune longueur. On ne va pas s'en plaindre... C'est d'autant plus surprenant que l'auteur a recours à l'unité de lieu, l'action se restreignant à la seule ville de Ness. L'extérieur n'est ici évoqué qu'à de courtes occasions, pour alimenter les enjeux auxquels peuvent être soumis certains personnages. D'autre part, on doit sans doute à l'humour qui émaille ce récit cette facilité de lecture. Pas d'humour potache mais une volonté certaine de l'auteur de ne pas trop se prendre au sérieux, de s'amuser avec ses personnages et de jouer avec les codes de la fantasy.

Seul petit bémol tout de même, mais rien de bien méchant et qui tient sans doute à la légèreté assumé du récit : David Chandler use un peu trop du cliffhanger. Il met souvent Malden et consorts dans des situations inextricables dont on imagine mal comment ils pourront s'en sortir, tout en sachant pertinemment qu'ils vont en réchapper deux chapitres plus loin, quand la narration reviendra sur eux. Ce procédé s'accélère en fin d'ouvrage lorsque l'action s'emballe. L'alternance de focalisation dans des chapitres assez courts suscite un certain agacement, d'autant que ce n'est vraiment pas très utile quand on connaît tacitement l'issue des scènes présentées.

S'il est courant de voir des série à rallonge en Fantasy, le fait qu'il y ait une suite à l'Antre des voleurs est assez surprenant. Cet ouvrage aurait pu se suffire à lui-même. Mais à l'instar des polars où l'on apprécie aussi les personnages pour leur vie personnelle, leur caractère, leur entourage, l'univers dans lequel ils évoluent, et pas seulement pour leurs enquêtes, on imagine très bien revoir Malden et ses acolytes dans d'autres aventures, juste pour le plaisir de voir dans quel pétrin ils vont se fourrer... et comment ils vont s'en dépêtrer !

CITRIQ
Les Sept lames tome 1 : L'Antre des voleurs, de David Chandler, traduit de l'américain par Benjamin Kuntzer, Milady (Milady Imaginaire), 644 p.

13/12/2012

Axis / Robert Charles Wilson


Depuis que la Terre est soumise au vieillissement de l'univers et à la menace d'une nova, beaucoup d'humains ont traversé l'Arc des Hyptothétiques leur permettant de gagner instantanément une nouvelle planète, Equatoria, laquelle offre la perspective d'un renouveau salutaire. C'est dans ce cadre de colonisation, de défrichage d'un monde où tout reste à (re)faire, qu'une communauté de Quatrième Ages, envisage d'entrer en communication avec les Hypothétiques. Ces personnes ayant accru leur longévité grâce au savoir Martien sont prêtes à tout pour y parvenir, y compris braver les interdits éthiques et moraux. Sur leur route, ils croiseront une jeune femme du nom de Lise Adams, partie à la recherche de son père, disparu du jour au lendemain alors qu'il semblait lui aussi s'intéresser de très près au mystère des Hyptothétiques. A mesure, que chacun semble s'approcher de son but, des pluies d'une cendre bien singulière s'abattent sur la planète...



 Après un chef-d'oeuvre comme Spin, l'attente est forcément présente de renouveler une telle expérience de lecture. De constater que l'auteur n'hésite pas à jouer de la récidive, quand bien même la barre avait été placée très haut.


Si l'attente est là elle peut aussi s'avérer être une gêne dans l'appréciation de la suite ou, de façon plus appropriée ici, du prolongement de Spin. Mieux vaut en l'occurrence se dédouaner de cette attente. La question ne se pose pas, ne devrait pas se poser de savoir si Axis est mieux ou pas que le premier ouvrage de la série consacrée aux Hypothétiques. A la lecture, en tout cas, cette perspective fond comme neige au soleil. Là où Robert Charles Wilson tire son épingle du jeu, c'est justement en ne nous proposant pas une copie de Spin, ni même une structure identique à celui-ci. Le temps de l'action est sensiblement réduit dans Axis puisqu'il s'échelonne sur quelques semaines seulement. L'auteur nous propose un road movie dynamique, percutant et ineventif où, encore une fois, l'imagination de haute volée est au rendez-vous, toujours aussi efficace et surprenante. La pluie de cendres et sa nature si particulière en est un exemple parfait ; certaines scènes sont tout simplement sidérantes, notamment lorsque les protagonistes doivent subir une tempête redoutable et angoissante - tant pour eux que pour le lecteur - ou même encore lorsqu'ils découvrent des pousses végétales dotées d'un globe oculaire.




Autre aspect qui donne aussi tout son intérêt au livre, nous ne sommes plus sur Terre, ou si peu. Robert Charles Wilson campe à merveille la planète en phase de colonisation. Une colonisation qui n'est pas sans rappeler, d'une certaine façon, la Conquête de l'Ouest américain. L'implantation s'est faite petit à petit, les pionniers ont investi les lieux, certains par soif d'aventures ou de profits, d'autres pour tirer un trait sur une vie faite de désillusions, quand ils ne sont pas en quête de rédemption.



On ne le répètera jamais assez, Robert Charles Wilson prend un soin tout particulier à nous offrir des personnages de chair et de sang dont le sort nous importe vraiment. Comme on s'y attendait également, il n'oublie pas non plus de lever un peu plus le voile sur la nature des Hypothétiques tout en laissant ce qu'il faut de points d'interrogation au dessus de la tête du lecteur. Toutes les réponses devraient suivre dans Vortex et si on en croit les bruits courant sur les blogs, la série devrait mériter un véritable Hat Trick...

Axis, de Robert Charles Wilson, traduit de l'angalis (Canada) par Gilles Goullet, Denoël (Lunes d'Encre), 2009, 400 p. Disponible aussi chez Folio SF, 483 p.
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24/11/2012

Spin / Robert Charles Wilson

Ce ne sont que des mômes quand les étoiles disparaissent un soir d'octobre, subitement, sans même un signe avant-coureur. Tyler Dupree, Diane et Jason Lawton ont assisté à l'événement, prenant tout à coup conscience que quelque chose d'irrémédiable venait de se produire, que leur vie, le reste de leur vie allait s'en trouver chamboulée. Qu'elle n'aurait pas été la même sans le Spin. C'est ainsi qu'on a baptisé le phénomène, ce filtre, cette barrière, cette membrane coupant la planète du reste de l'univers où le temps s'écoule vertigineusement plus vite, le faisant vieillir au point de laisser l'humanité dans l'expectative d'une fin du monde annoncée. A moins que le Spin ne soit justement là pour la sauver, quand bien même l'intention des Hypothétiques à qui on l'a imputé sans rien savoir d'eux, reste irrémédiablement floue.

En 2007, lorsque je conseillais le livre dans la librairie où je travaillais, je disais ceci : « vous pouvez y aller c'est le meilleur livre de science-fiction des dix dernières années. » Sans mentir, sans pousser à la vente. Ce livre là, j'ai même convaincu des personnes réfractaires au genre de le lire, et quelques-uns sont revenus me signaler combien ils l'avaient apprécié. La force de Spin est là, dans son accessibilité, dans une narration n'excluant jamais personne, malgré les concepts scientifiques abordés ici ou là. La raison est simple en définitive et elle tient en un seul mot : l'humanité. L'humanité dont fait preuve Robert Charles Wilson et qui se reflète à travers ses personnages, leurs aspirations, leurs préoccupations les plus communes jusqu'à leurs craintes existentielles, mais aussi dans les liens qui les unissent, les font s'éloigner, se rapprocher. Confrontés à l'impensable, tiraillés dans leurs certitudes et dans leurs croyances, ils s'évertuent à vivre malgré tout sous le prisme d'une réalité peut-être illusoire.

Il y a cela et bien plus encore dans Spin. Car Robert Charles Wilson, fort de cette accessibilité, va aussi loin, très loin dans l'innovation créatrice. Certes, en lisant le résumé de l'histoire, on ne peut que penser à celui du Voile de l'espace de Robert Reed, mais l'ensemble des aspects scientifiques abordés dans Spin m'ont paru vraiment originales au point de servir l'histoire à un degré incroyable. Qu'il s'agisse de la membrane Spin à proprement parler, du temps favorisant le vieillissement de l'univers et confrontant l'humanité à une fin du monde anticipée, de la possibilité inhérente au phénomène de terraformer Mars, de récolter les fruits de celle-ci à travers la rencontre d'un Troisième type (!), des répliquants, ces organismes capables de se reproduire, de s'étendre, de communiquer entre eux et de ramener des informations issus des confins de l'univers, il y a à travers l'ensemble de ces éléments une bien belle matière à raconter une histoire riche, prenante, passionnante. Et touchante aussi car Robert Charles Wilson ne s'écarte jamais de ses personnages, il en fait le matériau vivant autour desquels tout s'articule. Bien que le récit courre sur des décennies, et bien plus encore selon de quel côté de la membrane on se situe, il ne déborde jamais de son cadre, ne s'autorise aucune pirouette, aucune facilité, ne laisse aucune zone d'ombre si ce n'est sur la nature même des Hypothétiques. Concernant ce dernier point, rien d'étonnant. Les deux volumes qui suivent, Axis et Vortex, devraient apporter des éléments de réponse. On y reviendra sous peu.

Relire un livre que l'on a particulièrement apprécié implique une possible déception. Il n'en est rien avec Spin. L'émerveillement est toujours là, jusqu'au bout, jusque dans les présomptions et l'expectative quant à ce qu'on va trouver de l'autre côté, aux confins des étoiles... Depuis 2007, rien n'a chang...ah si tout de même : je ne vends plus de livres, je les prête. Et je peux maintenant dire que Spin est le meilleur livre de science-fiction des... quinze dernières années. Là encore, sans mentir. 

Spin de Robert Charles Wilson, traduit de l'anglais (Canada) par Gilles Goullet, Denoël (Lunes d'Encre), 2007, 560 p. Disponible aussi chez Folio SF, 624 p.

CITRIQ

07/11/2012

Avant de partir !

Je ne pouvais pas m'envol... prendre le train pour les Utopiales, Festival incontournable de science-fiction, sans prendre le temps de vous parler de deux livres qui ont tous deux eu un effet certain sur ma personne. J'ai pris une gifle avec le premier, et j'ai comme qui dirait tendu l'autre joue pour le second. A la réflexion, cette image là ne sied pas à un super-héros, aussi vous dirais-je donc plus exactement que, de ces lectures, j'en suis resté sur les fesses comme après avoir reçu une rafale ectoplasmique à ondes réfractalement hostiles. Dans les deux cas, l'équilibre est rétabli, merci.

On commence avec le premier dans l'ordre d'apparition derrière le masque  : Rendez-vous au 10 avril, signé Benoît Séverac. Vous pouvez toujours aller chercher ce livre sur les étagères de votre librairie préférée, je doute que vous le trouviez (hormis peut-être si vous habitez Toulouse, mais il s'agira là d'un cas particulier sur lequel je vais revenir). On connaît la rotation infernale des livres sur les présentoirs, on ne va pas refaire l'histoire. Si Benoît Séverac est connu du monde du polar, il ne l'est pas encore complètement du grand public, et c'est regrettable. Quant à la maison d'édition, tme, basée à Toulouse où se situe l'action du livre (j'y suis revenu plus vite que prévu tout compte fait), elle ne l'est pas du tout.

J'ai fait l'acquisition de Rendez-vous au 10 avril au Festival de polar de Villeneuve lesAvignon, en 2011, où l'auteur était présent. Près d'un an plus tard, je me décide enfin à le lire. L'envie était là de me frotter à un roman noir situant son action au lendemain de la première guerre mondiale. Et trouver un passage du Témoin oculaire de Ernst Weiss en préambule du livre, a été une passerelle plus qu'encourageante (à lire, lire, et relire !).

Un inspecteur de police, vétéran de la guerre, est confronté à deux décès aux apparences trompeuses survenus dans la nuit : le suicide d'un professeur de l'école vétérinaire de Toulouse et la mort d'un notable de la ville. Si l'enquête se révèle assez classique dans son traitement et bénéficie de quelques heureuses coïncidences, la part belle est ici donnée au narrateur de l'histoire, lequel porte en lui les stigmates de la guerre mais aussi le poids d'un secret qu'il a bien pris soin d'enfouir à fortes doses d'alcools et de morphine. Son état n'est pas sans embarrasser sa hiérarchie, sans gêner non plus certaines personnes qu'il est amené à rencontrer au cours de ses enquêtes. Tous les soirs, au lieu de rentrer chez lui, il trouve un semblant de réconfort dans une maison close, où la tenancière l'autorise à dormir. Ses seuls moments de répit sont là, dans ces maigres heures volées aux images qui l'assaillent : souvenirs de guerre ou passants dans la rue le renvoyant à un passé révolu à jamais. Cet homme, dans son désespoir, sa ruine, sa douleur, Benoït Séverac a su le rendre authentique jusqu'au final sidérant de cette histoire. Le tout servi par une belle écriture.

L'écriture. On ne peut pas ne pas l'évoquer en ce qui concerne Un petit jouet mécanique de Marie Neuser. C'est en tout cas un des aspects du livre qui retient immédiatement l'attention. Elle est là, comme cette petite musique à laquelle fait référence l'auteur dans le livre : « Quoi que tu aies envie d'écrire, tu dois trouver ta petite musique. Trouve-la et suis-la. Et elle te fera aller au plus près de la vérité. ». Elle est là, donc, et emporte irrémédiablement le lecteur dans les filets de son histoire, dont, désolé pour le cliché, on ne ressort pas indemne (mince, je viens de me rendre compte que ce sont les termes exacts de la quatrième de couverture... mais comme c'est exactement ça, on ne va rien changer aux mots !)

Après bien des années, Anna revient en Corse, à Acquargento, demeure où ses parents passaient leurs vacances avec elle. Elle se rappelle son dernier été passé là-bas, lorsqu'elle avait seize ans. L'été où sa sœur, Hélène, est tout à coup réapparue sur leur lieu de villégiature, bébé au bras. Étrangères de cœur, étrangères en tous points, les deux filles ne s'apprécient guère. Les douze années qui les séparent n'ont sans doute rien arrangé. Et si l'arrivée de la jeune femme et de son enfant chamboulent au début le quotidien des uns et des autres, les jours filent pourtant, semblables, chacun vaquant à ses occupations. Anna écoute de la musique, peint, écrit, se rend à la plage, se nourrit de son ras-le bol d'être ici et pas ailleurs, se nourrit aussi de sa solitude quand elle ne joue pas avec le bébé. Pourtant à mesure que les jours passent, Anna en vient à s'interroger sur le comportement de sa sœur à l'égard de son enfant.

L'été, le quotidien transfiguré petit à petit, le malaise prégnant sans qu'on puisse clairement en identifier la nature, ou même l'apaiser. C'est en cela, dans sa faculté à générer cette impression que l'écriture de Marie Neuser est redoutable. Les mots, leur sens et ce qu'ils génèrent deviennent purement indissociables. La « petite distillation progressive », évoquée dans le roman, est en marche. Que ce soit le glissement d'Anna dans son approche de l'âge adulte ou dans les événements qui se nouent. Les phrases effleurent, s'inscrivent dans le cerveau comme un sillon qui passe et repasse, gravent sournoisement mais implacablement la monstruosité d'un instant, d'une période de la vie où la normalité n'a plus sa place. A moins bien sûr qu'elle ne soit constitutive d'un tout, drame compris. 

Et ces mots là - on en revient à eux - vous touchent d'autant plus, vous lecteur, lorsqu'Anna raconte son histoire à la deuxième personne du pluriel. Une manière de prendre de la distance face aux événements, dont le temps n'a en rien altéré la douleur.

Tout est à sa place dans ce roman. Il n'y a rien à enlever, rien à rajouter. Juste à se laisser prendre, se laisser aller au doute, à l'amertume et à l'espoir aussi.

J'ai du mal à lâcher le clavier parce que je voudrais dire encore bien des choses pour vous inciter à le lire ce bouquin, mais il faut quand même vous laisser le "plaisir" de la découverte.

Enfin, si vous ne savez pas quoi lire en ce moment, hein...

Moi, ce que j'en dis...

Ah si, tout de même, il est utile de le préciser : Un petit jouet mécanique est apparemment le deuxième livre de Marie Neuser, je vais donc m'empresser de me procurer le premier, Je tue les enfants français dans les jardins.

Bon allez. Je vous laisse, j'ai mes valises à préparer. Direction le futur. Suis pas sûr que ce soit moins noir...

Rendez-vous au 10 avril, de Benoît Séverac, éditions tme (noire d'Histoire), 316 p.
Un petit jouet mécanique, de Marie Neuser, L'écailler (Polar & Noir), 157 p.