23/09/2014

Wet Moon / Kaneko Atsushi

De retour sur le blog après ce qui fut un joyeux périple dont vous pouvez, si vous le souhaitez, avoir un aperçu à travers le journal de bord réalisé pour l'occasion. Le temps de reprendre ses marques et c'est donc reparti...

… avec, si je ne me trompe pas, une première chronique de manga dans les colonnes du blog.

Les moments où je flâne devant les rayonnages dédiés au genre sont rares. Raison numéro 1, j'ai lu très peu de mangas, ayant toujours eu du mal à en déchiffrer les codes. En même temps si je n'en lis pas plus, je ne risque pas d'y arriver... Raison numéro 2 : la déferlante de titres proposés et leur amoncellement sur les tables de librairie ont un effet dissuasif sur moi. J'en feuillette bien un ou deux à l'occasion, mais rarement se produit le petit frémissement qui m'inciterait à poursuivre l'exploration d'un ouvrage pioché au hasard. Et la plupart du temps, aucun ne se démarque des autres, comme s'il s'agissait au final d'une seule et même entité. A l'exception de quelques auteurs vers lesquels je ne rechigne pas à revenir, comme Jiro Taniguchi ou Naoki Urasawa, je me dis régulièrement que, non, décidément, le manga, c'est pas ma came. Pas de dénigrement là-dedans, juste un constat.

Alors pourquoi Wet Moon, là, tout d'un coup, hein ? Allez savoir. Tout ce que je sais c'est qu'après en avoir parcouru quelques pages, le fameux petit frémissement s'est produit et aussitôt ma petite voix intérieure m'a soufflé : tu ne peux pas passer à côté de ça ! Alors je l'ai pris, sans rien savoir encore de l'histoire, qui vaut pourtant le détour....

Avant de se retrouver avec un éclat de métal fiché dans le cerveau, l'inspecteur Sâta travaillait sur le meurtre d'un ingénieur dont différents morceaux du corps avaient été retrouvés en plusieurs endroits de la sation balnéaire de Tatsumi. Sâta, rendu sur le lieu de travail de la victime avait été intrigué par le comportement étrange d'une secrétaire, laquelle avait pris la fuite sans qu'il parvienne à la rattraper. Peu de temps après, alors qu'il était parvenu à la localiser, alors qu'il était à deux doigts de lui mettre la main dessus, il avait perdu connaissance. 

Sâta ne sait rien de qui s'est passé ce jour là, rien non plus des raisons de la présence de l'éclat de métal dans son cerveau. Nous sommes en 1966. Le premier alunissage vient d'avoir lieu. Sâta, quant à lui, est certain qu'il n'y a absolument aucune chance que les hommes aillent un jour sur la lune. Cette lune qui l'obsède tant...

Il faut peu de temps à Atsushi Kaneko pour installer une ambiance où le glauque le dispute à l'angoisse. Et
quand bien même cette ambiance est omniprésente, elle ne cesse pourtant jamais d'évoluer au fil des pages, sans toutefois atteindre les limites de l'insupportable ni même du grotesque. Cela tient au mécanisme du récit. Tout est ici affaire de paliers successifs. Chaque voile de mystère levé laisse la place à un autre et, chaque fois, on atteint un degré d'étrangeté supplémentaire. La perception de la réalité s'en voit toute chamboulée, aussi bien à travers la répétition systématique d'expressions que par l'apparition de personnages aux particularités physiques déroutantes - voire intrigantes au regard de leur nombre -, ou bien encore par les bousculades graphiques qui se jouent du temps et des événements. Cet égarement progressif du réel, cette immersion en terre instable qui donne le sentiment de pouvoir se renverser à tout instant, suscite une forme de fascination trouble. Il devient alors impossible de se défaire des filets de l'histoire. Remonter à l'origine de la perte de connaissance de Sâta est une chose, connaître l'enjeu des machinations sourdes qui gangrènent Tatsumi, voire le monde, en est une autre.

Comme le souligne la quatrième de couverture, l'influence de David Lynch est évidente. Et s'il y a aussi du Stanley Kubrick là-dessous, la référence la plus affichée et appuyée revient à George Méliès. Sa célèbre figure lunaire, reproduite ici avec une surface dégoulinante et un éclair malsain dans le regard, apparaît en effet comme une balise à l'anormalité de l'histoire. De là à y voir un hommage à une frange du cinéma, il n'y a qu'un pas. De là à ce que ça m'amène à passer un peu plus de temps à fouiller dans les étagères de manga et à reconsidérer mon point de vue sur le genre, c'est un deuxième pas à envisager. Histoire d'avancer...

Bonne nouvelle, le troisième et dernier tome, celui qui donne toutes les clés - enfin normalement - est paru ce mois-ci. C'est tout de même appréciable quand ça ne traîne pas en longueur.

Wet Moon, de Kaneko Atsushi, Casterman (Sakka), 2014
CITRIQ

12/07/2014

Cyclo-biblio 2014 : En piste !






Ne vous étonnez pas de voir le blog en stand-by dans les semaines qui viennent. Pas de vacances, de déménagement, de coupure totale du net ni d'arrêt ne serait-ce que momentané de lecture – et puis quoi encore ! – non, rien de tout ça. Le boulot continue, c'est juste que le temps libre va sensiblement s'agrémenter d'un... entraînement. De l'entraînement de quoi ? Pour quoi ? 

 
Un entraînement pour participer à une belle aventure humaine qui se déroulera du 6 au 14 août. Durant cette période je partirai en effet en vélo avec une centaine de bibliothécaires de 16 nationalités, de Montpellier à Lyon où se déroulera le 80ème congrès mondial de l'IFLA.

 Nous visiterons les médiathèques sur notre parcours, évoquerons notre métier, ses enjeux, les problématiques qui le concernent. Et bien évidemment, nous irons à la rencontre des publics, illustrer ce que sont les bibliothèques aujourd'hui (car oui, elles sont sans cesse en évolution, quelles que soient leur nature), de quelles ressources elles disposent, quels services elles proposent, attester de leur rôle crucial dans notre société...

Pour tout connaître de cette conférence hors les murs, je vous invite naturellement à aller visiter le site consacré à l'opération (vous y trouverez également référence aux versions précédentes) le programme des visites (kilométrage inclus !), les participants...

Et si d'aventure vous voyez un convoi de bibliothécaires avec de beaux gilets « cycling for libraries » sur le dos, n'hésitez pas à venir à notre rencontre ou à nous adresser un signe de la main !




 

Sur ce, je vous laisse, je vous retrouve bientôt – en pleine forme cela va de soi – et si ce n'est sur la route, ce sera donc ici, avec de nouvelles chroniques. Dans un premier temps, je vais vérifier mon matériel, préparer mes livres audio pour l'entraînement (j'hésite encore sur le titre à prendre), réviser un peu d'anglais (ça ne fait jamais de mal) et le Cyclo-Biblio 2014 arrivera bien vite. Great !



11/07/2014

Notre-Dame des Loups, un voyageur et des noeuds d'acier...

Ah l'été ! Ça ne vous aura pas échappé mais avec la douceur estivale, on aspire à la légèreté des lectures. On veut se détendre, profiter des vacances, se laisser aller à un calme indolent.
Mais si le calme est indolent la météo, elle, est bel et bien insolente ! Et puis l'heure des vacances n'a pas encore sonné alors je vous invite à repasser pour la légèreté. Ne voyez pas pour autant un état d'esprit particulier au regard des trois titres au sommaire aujourd'hui, hasard des lectures oblige. Trois titres, trois histoires aux registres très différents mais qui puisent tous leur essence dans des univers sombres, noirs et inquiétants, toujours hostiles.

On commence avec Notre-Dame des loups, signé Adrien Tomas. L'auteur a déjà deux mastodontes* de fantasy à son actif que je n'ai pas lu pour cause de rejet à caractère persistant du genre. J'y reviendrai peut-être mais il faudra vraiment savoir se montrer convaincant. Pour cet ouvrage, Adrien Tomas, et c'est tout à son honneur, n'a pas hésité à changer d'univers et d'époque. Nous voici donc avec un western fantastique, un one shot relativement court de très belle facture. Preuve supplémentaire, s'il en est, qu'on peut faire du bon avec du court...

L'Amérique, 1868. Les Veneurs n'ont qu'un seul et unique objectif, terrasser les Wendigos qui sèment la mort et la désolation sur leurs parcours. Derrière cette volonté farouche qui les a forcé à fuir les leurs, à renoncer à tout ce en quoi ils croyaient, se cache bien sûr un but ultime, faire ployer et succomber Notre-Dame des Loups sous le feu de leurs balles d'argent. 

La forme narrative adoptée par Adrien Tomas dans ce roman a pour elle de maintenir un intérêt constant pour l'histoire. Non pas qu'on s'en serait écarté par ailleurs mais en proposant de la suivre successivement par chacun des membres de la Vénerie, l'intérêt s'en retrouve redoublée. Chacun apporte en effet son éclairage sur les rapports qu'ils nourrissent les uns avec les autres, sur leurs propres moticvations, sur les enjeux de leur quête et les liens, complexes ou ambivalents, qui les lient à Notre-Dame des Loups. La tension est là, l'ambiance glaçante et oppressante aussi et le final ne manque pas d'un certain éclat... argenté...

Le Voyageur de James Smythe, mon avis est un peu plus mitigé. Et pourtant la matière est là. Après avoir passé toutes les étapes de sélection, le journaliste Cormac Easton obtient son billet pour l'Espace. L'objectif du voyage est simple, aller plus loin qu'aucun être humain ne l'a jamais fait. La conquête de l'inconnu comme nouveau rêve pour une humanité en perte de vitesse. Il faut peu de temps cependant pour que l'odyssée tourne à la déconvenue la plus totale. Tous les passagers meurent les uns après les autres. Ne reste plus que Cormac, isolé dans le vaisseau dans l'attente du retour programmé.
En ce qui concerne

Si le livre est intéressant dans ce qu'il révèle du sentiment d'isolement et de solitude et de ses incidences, notamment dans le regard que Cormac porte sur lui-même, celui qu'il était, celui qu'il est devenu, il m'a manqué quelque chose dans ce roman. Ou plus exactement même si, comme je le disais, l'approche est intéressante, je n'y ai pas cru. Mis à part peut-être à travers ses pensées le ramenant en arrière, vers sa femme Elena et les étapes successives amenant à sa sélection pour faire partie du voyage, la voix de Cormac ne m'a pas touché. Il n'a jamais su me transmettre totalement sa peur ni le vertige de sa fuite en avant dans le néant spatial. Mais tout compte fait, c'est peut-être plus la sensation que tout arrivait à point nommé, en raison de contingences narratives, qui a fini de me laisser à l'écart et fait en sorte que Cormac me reste aussi étranger qu'il s'est révélé l'être pour lui-même.

On finit en beauté même si de beauté, on en voit très peu dans Des noeuds d'acier de Sandrine Collette. Comme on y voit très peu de lumière, peu d'espoir. Il y a pourtant des éclairs de poésie, vite rabattus cependant par l'implacabilité du récit. 

Théo sort tout juste de dix-neuf mois de prison pour un crime commis à l'encontre de son frère. Il n'aura pas le loisir de goûter longtemps à sa nouvelle liberté. Retranché en pleine campagne, il se fait capturer par deux vieillards qui l'enferment dans la cave de leur ferme et se font de lui leur esclave. 

Des nœuds d'acier a ceci de troublant qu'il se passe à notre époque, que les événements qui y sont décrits imprègnent le lecteur aussi bien par leur noirceur que par leur plausibilité. Le calvaire de Théo est palpable du début à la fin du récit, les mots qui l'illustrent sont comme des broyeurs. Ils n'épargnent pas. Ils vont droit au but, ne se jouent pas de complaisance. Il en est ainsi pour le cadre de l'histoire (la forêt, la ferme, la poussière ambiante, les relents de crasse, de merde), pour ceux qui la composent (les vieillards, leurs proches et leurs victimes) que pour ce qu'ils dévoilent : la folie, la cruauté et, bien plus que la confusion, la perte de soi, bien plus que l'humiliation, l'avilissement. Le lecteur, et c'est tant mieux, n'est pas épargné non plus car il est sans arrêt présent à chacune de ces étapes de déconstruction. Il voudrait y aller de son indignation, faire bouger les lignes autant que les actes mais il ne peut rien faire d'autre que d'assister aux outrages dont est victime Théo. Il ne peut que lire et s'émerveiller (!) de la manière dont Sandrine Collette, dont c'est ici le premier roman, a su ferrer son lecteur avec une histoire si glauque et oppressante. La force des mots, encore une fois, le style, la psychologie des personnages avec aussi, dans la balance, le poids des réflexions portées sur les liens fraternels, fragiles jusque dans leur aspect fusionnel, ou sur la violence rurale. 

Pas étonnant donc que Des Noeuds d'acier ait reçu le Grand Prix de la littérature policière 2013... et que mon intérêt se porte aussitôt sur Un vent de cendres, un histoire qui, encore une fois, a l'air de prendre aux tripes.

Voilà c'est fini pour aujourd'hui. Vous devriez maintenant savoir à quoi vous attendre mais j'essaierai de faire plus gai pour la prochaine fois.


Notre-Dame des Loups, d'Adrien Tomas, Mnémos, 2014, 198 p.
Le Voyageur de James Smythe, traduit de l'anglais par Claude Mamier, Bragelonne, 2014, 352 p.
Des noeuds d'acier, de Sandrine Collette, Le Livre de Poche, 2014, 264 p.

28/06/2014

Le Sonneur / Ed McBain

Allez, on reste encore un peu aux Etats-Unis mais cette fois-ci on quitte New-York pour sa jumelle, Isola, ville fictive où Ed McBain situe les enquêtes des flics du 87e district. Je m'étais promis de lire régulièrement des œuvres de cette série après la bonne découverte entamée avec Du balai !, mais il faut croire que j'ai préféré me laisser happer par d'autres lectures. Mal m'en a pris car ce fut un réel plaisir de retrouver l'ambiance de cette unité de police, même si ce n'est clairement pas l'intrigue qui est à l'origine de cet intérêt manifeste.

Toutes les affaires ne se ressemblent pas, n'ont pas la même portée. Tandis qu'au 33e district, les agents doivent faire face à un voleur de chats, au 87e la traque s'organise autour d'un homme, baptisé le sonneur, qui agresse des femmes la nuit venue, leur vole leur sac puis les quitte sur une courbette en usant de sa signature, juste quelques mots  : « Clifford vous remercie ». Dans le même temps, Bert Kling, simple agent, se remet d'une blessure par balle reçue à la sortie d'un bar. Pas question pour lui de reprendre du service tout de suite. Un vieil ami se rappelle à lui après avoir entendu parler de ses déboires pour lui demander un petit service. Il voudrait qu'il s'entretienne avec sa belle-sœur, une jeune fille de dix-sept ans bien mystérieuse quant à ses fréquentations. Bert pourrait tâter le terrain, voir de quoi il retourne, histoire de rassurer tout le monde. La requête met le jeune homme mal à l'aise. Il s'interroge sur la pertinence de son intervention mais après tout comme il n'a rien d'autre à faire, pourquoi pas ? Seulement, ce qui paraît simple sur le papier ne l'est pas toujours au regard de la réalité. Bert va très vite s'en rendre compte.

Jean-Marc m'avait prévenu, les titres de la série consacrée au 87e district peuvent s'avérer inégaux. Certains seraient incontournables, d'autres agréables à lire, sans plus. Cela se confirme ici. Comme je le disais, ce n'est pas sur le terrain de l'intrigue que le sonneur retire son intérêt, mais bien de l'attention toute particulière portée à la vie de l'unité de police, et en particulier au personnage de Bert Kling, qui sera amené à revenir dans les prochains romans. Ce deuxième ouvrage ressemble donc plus à une mise en place supplémentaire de l'univers créé par Ed McBain, avec une réelle dimension humaine servie par des dialogues savoureux, et où la ville s'inscrit plus comme entité à part entière que comme objet de décor. Pas étonnant d'ailleurs que le Brant, des Robert & Brant signé Ken Bruen, lui rende un hommage aussi criant dans sa propre série où sont exposés aussi les boire et déboires d'une unité de police pour le moins insolite...

Voilà pour les grandes lignes, à vous de voir maintenant si vous allez toquer ou pas à la porte du 87e. En ce qui me concerne, je n'attendrai pas aussi longtemps que la dernière fois. Me plaisent bien ces gars !

87e district. Volume 1, Le Sonneur de Ed McBain, traduit de l'américain par Jean Rosenthal, Omnibus, 1999

20/06/2014

Fils de Sam / Michaël Mention

Pour peu que vous vous intéressiez au phénomène des tueurs en série – si tant est qu'on puisse appeler ça un phénomène -, il vous suffit de pianoter sur n'importe quel moteur de recherche pour prendre connaissance de son ampleur, évaluer le nombre de meurtriers répondant à cette appellation. Une liste bien évidemment et malheureusement non exhaustive si l'on en croit le « spécialiste français » des tueurs en série, Stéphane Bourgoin, dont on peut avoir un aperçu de son travail sur le site qu'il anime.

La fiction, à travers les polars, que ce soit par le biais de la littérature, du cinéma et des séries TV, n'a pas manqué de se pencher sur la question, de l'exploiter sous différents fards, de sorte que le ridicule et le n'importe quoi côtoient la pertinence et la justesse.

En ce qui concerne Fils de Sam, premier livre de Michaël Mention que je lis, on est clairement dans ce deuxième cas de figure. Même s'il est vrai qu'en l'occurrence, l'approche adoptée oscille entre la fiction et le documentaire, proche du travail d'enquête. Au premier abord, cela pourrait paraître déroutant, mais le résultat est on ne peut plus probant. La démarche possède en tout cas le mérite de susciter un vif intérêt, de donner une dimension particulière à l'affaire abordée par l'auteur.

 L'affaire, c'est celle de David Berkowitz, alias « Le Fils de Sam », lequel a été condamné pour le meurtre de six personnes et pour en avoir blessé plusieurs autres en leur tirant dessus à bout portant. L'ensemble de ces crimes ont été commis entre 1976 et 1977 et ont bien évidemment défrayé la chronique, suscité une angoisse de tous les instants de la population new-yorkaise.

Plutôt que d'aborder le parcours du criminel d'un strict point de vue biographique le parcours de David Berkowittz - de sa naissance à son arrestation et ce qui en a découlé – Michaël Mention a préféré contextualiser l'affaire à partir de l'époque elle-même, du climat général qui régnait alors en cette fin de décennie à la fois aux Etats-Unis, et accessoirement dans le monde, la marche de l'un n'allant pas sans l'autre. La radiographie est là, dans les remous de l'époque, dans les failles de la société, révélées notamment avec l'émergence des groupes satanistes auxquels David Berkowitz aurait eu affaire. 

En parallèle au travail d'enquête de l'auteur, à sa reconstitution des faits, agrémentée de photographies, aux points de vue relatifs à une presse racoleuse n'hésitant pas à instrumentaliser l'affaire, ainsi que celles qui lui sont concomitantes, en parallèlle donc, le lecteur est invité à entrer dans la tête du fils de Sam, à prendre connaissance de son profil, de ses pulsions, de la tourmente qui l'anime : la perte de sa mère très jeune, les railleries incessantes à son égard lorsqu'il était enfant ou même à l'armée, la solitude, la colère, sans bien sûr oublier ses visions, ce démon sous forme de chien lui dictant sa conduite à tenir, ses meurtres à commettre...

Jamais cependant Michaël Mention ne cède à la facilité dans ces parties là en décrivant un tueur qui, comme on le voit trop souvent dans les thrillers, apparaît ridicule tant il se noie dans une surabondance de détails si volontairement répugnants qu'ils en deviennent grotesques et navrants. Pas question de ça ici. L'auteur assure toujours la passerelle avec la réalité, les faits et la personnalité complexe de Berkowitz. A un point tel qu'on se demande en début d'ouvrage si les passages assurant cette subjectivité n'auraient pas été écrits par Berkowitz lui-même. C'est dire la prouesse de l'exercice et la qualité d'écriture de l'auteur.

 Vous l'aurez compris, pas besoin d'en dire plus pour être persuadé qu'à travers le Fils de Sam, Michaël Mention a su faire coïncider fiction et documentaire de la plus belle des manières. Avec pertinence et justesse, donc.

Fils de Sam, de Michaël Mention, éditions Ring, 2014, 384 p.

09/06/2014

Corpus Prophetae / Matt Verdier

Forcément, quand on travaille en médiathèque, on commande des livres. Quand on s'occupe de l'achat de polars et de science-fiction, forcément bis, on commande des polars et de la SF. Ça paraît évident. Peu importe la taille de la structure où on travaille, peu importe les budgets d'acquisition, on essaie d'avoir un œil sur l'ensemble de la production éditoriale des domaines en question, histoire de ne pas passer à côté de la perle rare. Cette veille permet entre autre de prendre la température, presque malgré soi, des tendances ou modes du moment. De celles qui passent aussi vite qu'un vaisseau spatial en mode vitesse supralumique à celles s'inscrivant dans le temps comme de vieilles chansons de pub qui vous polluent encore l'existence*.

Aussi tous les mois ou presque, dès qu'un Da Vinci Clone sombre dans l'oubli, il y a grosso modo trois bouquins à même d'ébranler l'histoire de l'humanité qui repoussent de l'hydre original. Et puis tu peux y aller, hein, pas d'Hercule à l'horizon ! Pour un peu on pourrait croire qu'il se pique un p'tit roupillon dans une écurie...

Enfin, je dis ça... je râle chaque fois qu'ils pointent le bout de leur nez, avec leurs résumés calqués les uns sur les autres... mais après ? Ils trouvent bien leurs lecteurs ces livres. Oui, mais avec cette profusion de titres et ces a priori à la peau dure, j'ai bien failli passer à côté de Corpus Prophetae. Failli seulement car j'ai la chance d'aller traîner régulièrement mes guêtres chez Unwalkers, et la manière dont leur boss a parlé du livre a su me convaincre de baisser la garde. Sans compter qu'on parlait des éditions Mnémos qui sortaient là leur premier thriller. Teinté de SF, quand même, voire même de fantastique, parce que sinon ce ne serait pas vraiment Mnémos. Une frontière des genres comme je les aime.

Victor Montalescot est un archéographe. Dans le futur cela désigne un voyageur temporel dont la mission consiste à remonter dans le passé pour dresser la biographie de personnages célèbres, quitte pour cela à restituer la vérité historique. Pour autant cela ne veut pas dire qu'il est autorisé à en changer le cours. Là-dessus, les règles sont strictes, le danger trop grand. Suite à de récentes découvertes pour le moins déconcertantes, l'organisation pour laquelle travaille Vincent reçoit l'autorisation du Saint-Siège – qui freinait des quatre fers jusque-là - pour qu'il devienne le biographe de Jésus. Il n'est pas au bout de ses peines.

MattVerdier signe là un impressionnant premier roman. Il va là où on ne l'attend pas, ce en quoi il frappe d'emblée très fort. On est clairement à la frontière des genres avec un personnage principal assez sombre, pas forcément toujours sympathique avec son côté je souffre et je vous emmerde tous. De ce point de vue là, le côté Hard-Boiled est assumé, rien à dire. Et par ailleurs, on a aussi le vertige occasionné par les voyages dans le temps, les changements de points de vue, un éclatement de perspectives qui ravissent le lecteur. Aussi bien par le rythme que cela induit – des montées, des descentes, des revirements, le calme avant la tempête - que par les événements eux-mêmes où les révélations qui ponctuent le récit. Dans malheureusement beaucoup de thrillers, le schéma est classique : en fin d'ouvrage la sacro-sainte scène d'action, le bavardage pour boucler la boucle, à nouveau scène d'action, final tonit(r)uant épuisant, tout le monde il est heureux ou bien tout le monde pleure. Là, c'est différent. Matt Verdier distille les éléments constitutifs de son intrigue au compte-goutte, les parsème au long cours de son récit. Le lecteur est alors dans un état de tension tel qu'il veut toujours en savoir plus. Au lieu de se sentir écarté, de se perdre dans le dédale de l'intrigue comme cela peut se produire quand il y a une trame trop complexe, trop stratifiée, il n'a pas la sensation d'être laissé au bord de la route. Au contraire, il devient partie intégrante de l'investigation en faisant les connexions petit à petit, allant jusqu'à élaborer les hypothèses les plus folles. Acteur et spectateur à la fois.

Mais ne soyons pas trop bavard même si, c'est vrai, j'aurais aimé vous parler aussi des épisodes intitulés la « Brèche ». Ces passages sont courts mais intenses. Le troisième, particulièrement, m'a vissé sur ma chaise. Ne comptez pas sur moi pour en dire plus, j'appâte juste le chaland. Mais pour la bonne cause, 'tention, car la surprise, la très bonne surprise, est au rendez-vous. A l'image au fond de l'univers créé par Matt Verdier qui ne se refuse rien, ose tout même l'improbable. Au point que ma foi, pour un bouquin si diablement maîtrisé, j'aurais bien envie d'en redemander. Je dis ça, je dis rien...

*: Désolé

Corpus Prophetae, de Matt Verdier, éditions Mnémos, 2014, 427 p.

CITRIQ

04/06/2014

Silo origines / Hugh howey

Cher lectrice, cher lecteur,

Si d'aventure, tu n'avais pas encore lu Silo, je te déconseille fortement de t'aventurer dans la chronique qui va suivre. D'habitude je rechigne à spoiler à tour de br... à coups de clavier enflammés... mais là, là... C'est comme qui dirait impossible de passer à côté de certains détails. Si en revanche tu as lu Silo, je me dis que tu ne liras pas non plus cette chronique pour la simple et bonne raison que tu te seras peut-être déjà précipité sur cette suite quelque peu particulière...

A la fin du premier tome, Hugh Howey avait laissé ce qu'il faut de zones d'ombre pour donner l'envie d'en savoir plus concernant le monde post-apocalyptique qu'il avait créé. On savait que la parution suivante devait en éclairer une partie en revenant sur les origines même du Silo quand la suite s'attacherait à lever le voile sur son avenir.

C'est donc avec une certaine avidité qu'on se lance dans la lecture du présent ouvrage. L'envie est là, bien là, de connaître les raisons ayant pu pousser une partie de l'humanité à provoquer volontairement un cataclysme impliquant – jusqu'à preuve du contraire - la mort de milliards d'individus ; de voir comment s'opérerait la jonction avec les événements relatés dans le premier tome ; d'appréhender l'envers d'un décor bien mystérieux, susceptible de le rester encore en partie, suffisamment en tout cas pour que l'avidité évoquée plus haut soit à nouveau de mise lors de la parution du troisième tome. Une avidité qu'on ne devra cependant pas tant au livre dans son ensemble, lequel offre un intérêt en dents de scie, qu'aux interrogations qu'il suscite en fin de lecture.

Silo Origines est composé de trois grandes parties s'articulant autour de deux fils narratifs distincts. Dans la première, on fait la connaissance d'un certain Donald à deux époques différentes. Avant le chaos d'abord, puis à l'occasion de son premier réveil - vive la cryogénisation !. Ancien député, il a participé activement à l'élaboration architecturale des silos sans rien savoir, au début tout du moins, de l'engrenage de folie dans lequel on l'embarquait malgré lui. Son implication dans le projet n'est en effet pas étrangère aux liens que sa famille entretient depuis longtemps avec le grand sénateur Thurman, un proche dont il s'avère devenir un pion incontournable dans le flou de ses plans courant... sur un très long terme. A Donald donc les interrogations multiples relatives aux choix effectués par son mentor, à son implication, à sa faculté de changer les choses, si tant est qu'il le désire ou en soit même capable.

En parallèle à ces réveils successifs apparaissant comme des balises à la pulsation des silos, à la fièvre qui les consume, on suit d'abord le parcours de Mission, un porteur dont le travail consiste à faire transiter des marchandises le long des étages de sa prison souterraine. Puis vient le tour de Jimmy, alias Solo, déjà aperçu dans le premier tome. Ces deux personnes ont pour point commun de vivre de très près les moments critiques du Silo où ils évoluent, d'en être les victimes d'une façon ou d'une autre.

Renouer avec l'univers créé par Hugh Howey s'est avéré captivant, surtout au début lorsqu'il s'est agi de toucher du doigt à une partie de ses origines. Ne nous y trompons pas, toutes les réponses ne sont pas encore là. Il demeure en effet une certaine opacité relative à l'Ordre, sorte de Bible du parfait survivant auxquels se réfèrent ceux qui sont dans le secret. Les choses, en tout cas, ne paraissent pas aussi simples telles que les rapporte le sénateur Thurman à Donald. On devine encore bien des révélations à venir.

Là où l'intérêt marque cependant le pas, c'est dans les péripéties relatives aux autres silos. Les soulèvements, les crises qu'ils traversent sont un tantinet trop longues. Il y a comme un air de déjà-vu et certains personnages, comme Mission par exemple, manquent d'épaisseur. Comme si leur seule existence n'avait qu'une vocation démonstrative. La mécanique très (trop ?) bien huilée des alternances de point de vue, contribue à donner un aspect artificiel à certains personnages ou événements.

Pas de quoi tirer sur l'ambulance pour autant. Dans la dernière partie, l'intérêt se réveille à nouveau, que ce soit dans l'évolution psychologique de Donald, ou bien encore dans l'évocation du personnage de Jimmy. Hugh Howey lève le voile sur certains mystères, en diffuse d'autres de manière très habile, au point, comme je le disais, de donner envie de connaître le fin mot de l'histoire. J'en serai.

D'autres avis, partagés ou non chez Gromovar, Lune, Lorkhan, Virginie, Philémont, Cajou

Silo origines, de Hugh Howey, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Laure Manceau, Actes Sud (exofictions), 2014, 576 p.

24/05/2014

Sadako / Koji Suzuki

On va faire dans la brièveté aujourd'hui. Il aura fallu attendre la sortie tant attendue de Sadako pour avoir le plaisir de retrouver la trilogie Ring sur les tables des librairies. C'est une bonne chose en soi. Pour le reste, Sadako déçoit immanquablement. Deux raisons essentielles à cela.

Premièrement, la traduction. En règle générale, j'ai déjà eu l'occasion de le dire sur ce blog, je ne repère pas facilement les traductions défaillantes. S'il y a des incongruités ici ou là, je ne m'appesantis pas dessus. Mais là, surtout au début, les répétitions à répétition, facilement évitables me semble-t-il, ont eu le don de m'écarter de l'histoire qui paraissait pourtant prometteuse.

L'histoire, deuxième objet de la déception. Si je n'avais pas su que Koji Suzuki avait écrit d'autres romans après Ring, j'aurais pu penser qu'il faisait partie de ces auteurs prisonniers du livre ayant fait leur célébrité. Car, bien que cela ne soit présenté nulle part, hormis par le biais du titre qui ne parlera qu'à ceux qui ont lu et relu la trilogie initiale, Sadako est un prolongement de celle-ci. Sur plusieurs pages, Koji Suzuki nous refait d'ailleurs l'historique pour recontextualiser l'ensemble et donner une sorte de cohérence ou de justification à l'existence du présent livre. Il vaut donc mieux s'épargner ça et s'attarder sur Ring ou sur la version japonaise du film qui en a été tirée (ne les ayant pas lus, je ne peux pas me prononcer sur les mangas). Ceux qui sont en quête d'angoisse pure en seront au moins pour leurs frais.

Sadako, de Koji Suzuki, traduit du japonais par Yukari Maeda et Patrick Honnoré, Fleuve éditions (Fleuvenoir), 2014, 358 p.

18/05/2014

Rédemption / Matt Lennox

Pour commencer, on va s'attarder un peu sur l'histoire que l'on trouve en quatrième de couverture. Car en la relisant, je me suis demandé si j'avais bien lu le livre, si je ne m'étais pas retranché dans des pensées si préoccupantes ou si enivrantes que j'aurais occulté les éléments clés de l'histoire. Mais si cela m'arrive de me perdre ainsi dans des turpitudes ou des béatitudes intérieures, je crois qu'en l'occurrence, pour cette fois au moins, le problème n'est pas venu de moi. De deux choses l'une, soit l'éditeur a voulu appâter le chaland en pimentant un peu la sauce, histoire d'en relever le goût, soit la personne qui a rédigé le résumé n'a pas lu le livre... Jugez plutôt :

Après dix-sept années passées dans une prison de haute sécurité, Leland King revient dans sa ville natale de l'Ontario, où sa mère est en train de mourir. Quel crime a-t-il commis pour avoir été aussi longtemps privé de liberté ? Pete, son neveu, né pendant sa détention, l'ignore et ne s'en soucie guère. Mais dans ce patelin où l'on ne vénère que Dieu et la loi, il est bien le seul : personne n'a vraiment pardonné à Leland son passé criminel. 

Jusque là, tout est correct, rien à redire. C'est ensuite que ça se corse : 

Personne n'a vraiment pardonné à Leland son passé criminel. Surtout pas Sam Maitland, un flic à la retraite qui en peut s'empêcher de voir un lien entre le retour du hors la loi et la récente découverte du cadavre d'une jeune femme dans une voiture abandonnée.

Le truc, c'est qu'en réalité Sam Maitland n'a aucune rancœur particulière vis à vis de Leland. Au contraire, il est plutôt amène avec lui, pour des raisons qui ont à voir avec sa propre culpabilité. En tout cas, à aucun moment, je dis bien aucun moment, Leland ne sera suspecté de la mort de la jeune femme évoquée dans le résumé. Bref, on ne va pas s'éterniser non plus sur ces écarts éditoriaux qui pourraient nous laisser penser qu'on nous refourgue du thriller ou du suspense là où il n'y a même pas besoin d'en avoir. Concentrons nous plutôt sur le bouquin qui vaut tout de même le détour.

 Avec un titre et une histoire pareille on se doute bien que les questions d'ordre moral et religieux seront abordés à un moment où à un autre. Matt Lennox campe d'ailleurs très vite le décor en focalisant sa narration autour de trois personnes : Leland, de retour dans la ville même où il a perpétré un crime - dont on ne saura la véritable nature qu'en fin d'ouvrage - est soumis au regard des gens, oscillant entre hostilité manifeste, défiance et crainte. Il doit faire face à l'épreuve de la réinsertion, du retour à une vie qu'il sait ne pas pouvoir être normale ; ensuite, il y a Pete, son neveu, dont l'intention manifeste, après avoir quitté le lycée, est de fuir la bourgade ; et puis il y a Sam Maitland, le flic retraité, lequel compte faire en sorte de réparer les fautes du passé, si tant est qu'il y ait réellement fautes.

Tous trois évoluent dans une petite ville comptant à elle seule plusieurs églises et donc autant d'écoles de la foi qui excluent plus qu'elles ne rassemblent. L'authenticité des personnages s'exprime par leurs doutes, leurs questionnements et leur fragilité. Ils ne sont jamais dans la sanction ni dans le jugement, n'assènent rien de façon péremptoire, à l'inverse de ceux dont le vernis de respectabilité, érigé dans la foi, se craquèle à l'heure où s'invitent les intérêts personnels. Au-delà des principes et des dogmes, la véritable nature se révèle...

Cette approche, Matt Lenox l'effectue à l'échelle d'une petite ville, sorte de concentré de l'humanité. Il dépeint un monde qui nous ressemble sans le présenter de façon ultra-manichéene, et sans, non plus, à l'image de ses personnages principaux, porter un jugement systématique sur la foi et l'expression de celle-ci. S'il adresse un regard pathétique sur ceux ayant recours en toute circonstance à la religion au point d'occulter l'essentiel, il laisse surtout, avec cette belle histoire, toute latitude à l'introspection et au libre arbitre. 

Je sais, j'ai lu deux livres d'affilée abordant cette dernière thématique. Faut croire que je me pose des questions.

Rédemption, de Matt Lennox, traduit de l'anglais (Canada) par France Camus-Pichon, Albin Michel, 2014, 432 p.


25/04/2014

Car les temps changent / Dominique Douay

Un mois après L'Impasse-temps, bien plus qu'une agréable surprise, paraît Car les temps changent, du même auteur. Quiconque les lira de manière rapprochée pourra noter quelques concordances dans ces romans, concordances qui n'auront pas à voir qu'avec leur titre.

1963. La Saint-Sylvestre s'annonce et tous les habitants, tandis que le visage du Général apparaît sur les écrans, ne vivent pas l'événement de la même manière. Certains l'attendent presque depuis le 1er janvier dernier tandis que d'autres s'inquiètent de ce qu'ils vont devenir, de qui ils vont devenir. Chaque année en effet, on remet les compteurs à zéro, la loterie des personnalités est ouverte. On change de statut social, de carrière. Le directeur de banque peut devenir le clochard du quartier, le barman troquer son bistrot pour les bureaux d'une agence de voyage... sans se rappeler sa vie d'avant. Du passé, on fait table rase. Sauf que cette fois-ci, une personne, une seule, garde en lui l'intégralité de ses souvenirs passés, sait tout de la personne qu'il était lors du dernier Changement. Mais comment faire pour continuer à vivre dans un monde qui révèle bien plus de surprises que ce à quoi on aurait pu s'attendre ? Comment rester le même quand tous les autres ont changé, quand le monde que vous croyiez connaître, dont vous pensiez maîtriser les codes, aussi injustes vous paraissent-ils, repose sur des fondations branlantes ? A moins que ce soit vous le problème... ?

Car les temps changent est un roman diablement et efficacement déroutant. Pour autant, cela ne veut pas dire que le lecteur sera égaré en cours de route, quand bien même, tel un Philippe K. Dick auquel on ne peut manquer de l'associer, Dominique Douay se joue de la réalité... ou de l'idée que l'on se fait de la réalité, allez savoir... Le rapprochement avec Dick paraît pour la peine évident, mais sous la brûlante et brillante écriture de l'auteur, j'ai aussi retrouvé l'inventivité et la folie d'un Boris Vian. Dans les images parfois, dans la représentation de Paris, le vertige des Citésobscures de Peeters et Schuitten, les perspectives d'un Escher...

Une fois les bases du Changement accepté, les perceptions du lecteur s'altèrent progressivement. Les éléments que l'on considère comme acquis se troublent peu à peu, se défragmentent avec pour conséquence de générer une surprise croissante, jusqu'à nous faire douter de tout. Pour jouer de cet effet, Dominique Douay n'hésite pas à jongler avec les genres, le récit faisant alterner sans transition, le je, le tu, le il... le tout avec une fluidité déconcertante. Ces éléments servent de faire-valoir à la dualité de Léo, le narrateur. En devenant le seul être à ne pas subir les turpitudes du Changement, il est à la fois libre, exempt des contraintes du système, mais aussi prisonnier de sa nouvelle condition, soumis à une forme d'enfermement à la fois mental, temporel et géographique... La question se pose alors de savoir comment il va pouvoir jouer de ces dimensions sans perdre la raison ou sombrer dans la folie. Comment il va pouvoir s'affranchir de cette dualité.

Sans dénigrer l'intensité de son récit, Dominique Douay nous invite aussi à emprunter des pistes de réflexion variées ayant trait au contrôle des masses, à la propagande et, indéniablement, à la place de la liberté individuelle dans la société, à ses enjeux, ses limites... brillant de bout en bout. 

Car les temps changent de Dominique Douay, Les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.



15/04/2014

Dossier 64 / Jussi adler-Olsen

Je me suis fait avoir. Une première fois en écoutant la voix d'Eric-Herson Macarel me raconter l' enquête inaugurale du Département V, Miséricorde. Le département V, pour préciser, c'est l'unité – fictive - de police danoise spécialisée dans les affaires non classées, créée spécialement pour se débarrasser de l'encombrant inspecteur Mørck. Ou, en tout cas, pour faire en sorte qu'il ne s'occupe plus des affaires courantes. Suite à l'agression dont il a été victime avec deux de ses confrères dont un est resté sur le carreau et l'autre paralysé à vie, Mørck est en effet devenu gênant pour le service. La création du département V est une manœuvre grossière de la part des supérieurs de l'inspecteur mais elle possède deux avantages pour eux, la mise au placard de Mørck et l'obtention d'un budget supplémentaire qu'on se garde bien de lui affecter.

Je me suis fait avoir une nouvelle fois en enchaînant coup sur coup les deux enquêtes suivantes, Profanation et Délivrance. L'histoire, les personnages, des ficelles évidentes, mais des ficelles diablement utilisées, on y reviendra. Et pour finir, je me suis fait avoir, en beauté cette fois-ci avec ce Dossier 64, dont la fin m'a littéralement bluffé, et les fins qui bluffent en matière de polar, si on regarde bien, ça ne court pas les rayons. Enfin tout dépend de ce qu'on recherche, bien entendu...

En guise d'intrigue cette fois-ci, la disparition quasi simultanée à la fin des années 80 de quatre personnes que rien ne semble rapprocher. Voilà pour la base, relativement simple. Le cheminement de l'enquête s'avèrera plus compliqué.

Parlons des ficelles. Derrière l'ensemble des enquêtes du Département V, on devine les artifices d'une recette. A l'instar d'autres polars avec des héros récurrents, il y a une enquête fil rouge, dont chaque volume apporte une pierre à sa résolution dont on ne sait quand elle viendra. En attendant le lecteur est ferré, tout comme il l'est par les personnages. Prenez un inspecteur, râleur de service. Octroyez une vie privée atypique, des soucis en veux-tu en voilà avec l'ex-femme, le beau-fils rebelle resté avec lui à la maison et, pour assurer les fins de mois difficiles, un colocataire fantasque collectionneur de playmobils. Cet inspecteur vous le pourvoyez de deux assistants originaux, là encore : un mystérieux réfugié politique syrien, perspicace, plein de bonne volonté, inquiétant à ses heures, ainsi qu'une secrétaire un brin excentrique, au caractère bien trempé et à la personnalité plus que trouble. 

Autant de personnages aux particularités si tranchées gravitant aussi près les uns des autres, ça pourrait paraître un peu too much. Mais ce serait sans compter sur l'aisance et le plaisir indéniable avec lesquels Jussi Adler-Olsen les anime, joue de leurs interactions. Qui plus est, cette légèreté n'enlève en rien à la finesse des enquêtes, à la nébuleuse opaque où évolue le lecteur à mesure qu'elles avancent. L'impression est pourtant là d'avoir toutes les cartes en main avant de réaliser qu'elles n'étaient pas maîtresses.

Au-delà donc de ces caractéristiques, Dossier 64 se penche sur un passé répugnant dont les relents portent jusqu'à nous. On a là une histoire de vengeance prenant ses racines dans les années 50, où des femmes étaient envoyées sur l'île de Sprøgo afin de subir des traitements infâmes, les considérant rien de moins que comme des objets. On pouvait user sur elles de toute la cruauté, aussi bien physique que psychique ou morale. Le but non avoué de la manœuvre ? Epurer la société de ses rebuts présents ou à venir. L'eugénisme n'est pas loin... le nationalisme galopant non plus. Dossier 64 met en évidence le fait qu'il gangrène les sphères du pouvoir, en gravit les échelons les uns après les autres, se propageant comme un virus, s'accommodant des mutations de la société, mutant avec elle sans rien perdre de son idéologie primaire. Certains personnages pourraient avoir des allures de carricature. Elles ne le sont malheureusement pas. Toute ressemblance avec des événements ou des individus ayant réellement existé, ou existant encore, n'est pas fortuite. Il suffit de lire Dossier 64 pour s'en convaincre. Et de regarder autour de nous.

Dossier 64, de Jussi Adler-Olsen, traduit du danois par Caroline Berg, Albin Michel, 2014, 608 p.

04/04/2014

L'Impasse-temps / Dominique Douay

Au petit jeu des pouvoirs qu'on aurait imaginé posséder un jour, celui de figer le temps arrive bien souvent en tête. Qui n'a pas rêvé de suspendre le cours des choses, rester mobile quand les autres, tous les autres, seraient figés et soumis à notre bon vouloir ?

Ce don, Dominique Douay l'a donné au narrateur de L'Impasse-temps. Mais, vous le verrez, si les potentialités et les perspectives qui lui sont offertes sont nombreuses, voire infinies, elles n'auront en réalité rien de ludique.

Serge Grivat est dessinateur de bandes dessinées. Il alterne période de vache maigre sur période de vache maigre, poursuit une vie morose dans laquelle chaque échec est vécu comme une blessure profonde. Et un jour tout change. Tout change lorsque, sans rien avoir prémédité, il fait l'acquisition d'un objet aux allures de briquet. Une petite pression sur une pièce de métal et le silence se fait brutalement. Le monde s'ouvre à Serge dans sa fixité la plus redoutable. Libre à lui alors de relancer la marche du temps quand, dans l'intervalle, il aura pu assouvir bien des fantasmes, sexuels ou non, devenir le photographe de corps malléables soumis à son inspiration du moment, s'enrichir, oser l'impensable... avant, peut-être, de payer le prix pour être entré en possession d'un tel pouvoir.
  
On ne saura jamais trop féliciter les moutons électriques - et les Indés de l'imaginaire à travers leur collection de poche Hélios - d'avoir pris le pari de rééditer cette histoire parue initialement en 1980 dans la mythique et défunte collection Présence dufutur. Sans quoi à moins de tomber dessus à l'occasion d'un vide-grenier ou autre circonstance imprévue sans être improbable, je n'aurais jamais eu le plaisir de découvrir la plume de Dominique Douay.

Il y a, pour ce type de récit, une sorte de linéarité induite. Un schéma récurrent. Première étape, loi du genre oblige, les incontournables – mais nécessaires – pages à travers lesquelles le héros, en l'occurrence le narrateur, prend la mesure du phénomène. Ici, l'arrêt brutal du temps, le silence omniprésent, la recherche d'explications logiques.

Lors de la deuxième étape, le lecteur se dit qu'il va enfin pouvoir devenir le témoin des possibilités offertes par le pouvoir. Les vivre comme par procuration. Et ça ne rate pas, même s'il ne constate pas toujours les répercussions des interventions de Serge Grivat sur ses victimes. Qui plus est, le narrateur, par la connaissance qu'il a des prochaines étapes fictives qu'il a lu ou vu ailleurs, par les scénarios qu'il a élaborés pour ses bandes dessinées, évoque lui-même la suite logique des choses, les autres schémas inébranlables de la fiction. Pour mieux s'en écarter au final.

Car ensuite les lignes se brouillent. La linéarité est rompue. Place à la surprise la plus totale. A l'effarement. A une forme de fascination répulsive. Après avoir été proche du narrateur, on ne parvient plus à se détacher de lui, mais on ne fait plus corps avec ses choix ou ses orientations dont il devient, par la force des choses, le seul détenteur. C'est en effet bel et bien isolé qu'il subit le revers de la médaille imposée par sa capacité à figer le temps, dont on ne connaît ni tenants, ni aboutissants.

Le Moindre échec, et j'ai l'impression d'avoir tout raté.

C'est d'ailleurs dans cet instantané figé que Serge Grivat fait étalage de sa personnalité complexe, laquelle donne toute son ampleur au récit : à la normalité succède une excentricité mesurée, puis démente, toujours articulée autour d'une frustration grandissante. Sa revanche sur le monde - car c'est bien de cela qu'il s'agit - ne s'exprime finalement que par lui et pour lui. Et malgré toutes ses tentatives, la reconnaissance n'est jamais là.

Pour une fois je dominais entièrement la situation, pour une fois je ne me sentais pas obligé de me préoccuper avant tout du plaisir de l'autre. Pour une fois, je ne me sentais pas culpabilisé dès les premières caresses par la certitude de l'échec.

Ce groupe d'hommes dirigeait un pays ; si grands que fussent mes pouvoirs, ceux qu'ils détenaient leur étaient supérieurs. Ou plutôt, ils se situaient sur un autre plan:eux pouvaient les exercer à la face du monde, alors que moi, je me trouvais condamné à l'obscurité, au silence. Dans un sens, le désir n'était donc pas exclu, même s'il n'était plus d'ordre sexuel.

Mais mon état d'esprit était à présent très différent de ce qu'il avait été quelques semaines auparavant. Cette fois, j'entendais me venger de toutes les frustrations, de toutes les humiliations.

Alors bien sûr, on pourrait accoler à ce livre une réflexion sur le pouvoir, sur l'exercice du pouvoir. Sur ses impacts. Pour ma part, toute son essence s'est affirmée dans la peau d'un personnage, dans son humanité, dans sa quête pour exister aux yeux des autres sans jamais y parvenir tout à fait. Ou si peu...

Moi je vous le dis, ce bouquin c'est une perle. Rare et parfois bien grinçante, la perle, 'tention. Il va sans dire que vous faites ce que voulez mais en ce qui me concerne, je me suis déjà procuré Car les temps changent, du même auteur, qui sort tout juste de presse et je vais guetter ses prochaines parutions... ou faire les vide-greniers.

L'Impasse-temps, de Dominique Douay, les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.

01/04/2014

Max Winson. Tome 1, La Tyrannie / Jérémie Moreau

Petit retour en terre BD aujourd'hui, une Bd à vous couper le souffle tant elle ébouriffe par son originalité et la force de son propos.


Max Winson, est une jeune joueur de tennis à qui tout a réussi. Enfin, tout lui a réussi sur le plan sportif, car pour le reste, on ne peut pas trop en juger. Depuis qu'il a 16 ans, il a tout gagné, remporté tous les tournois auxquels il a participé. Il est numéro 1 mondial et rien ni personne ne semble en mesure d'inverser la tendance. Malgré cette invincibilité, la foule continue de l'admirer, ne semble pas attendre avec fébrilité où le champion baissera la garde. Ce succès Max le doit sans doute à la l'exigence démesurée de son père qui ne jure que par la perfection sportive. Pourtant, cet équilibre que l'on croyait immuable pourrait bien connaître quelques vacillements car ce père tyrannique est victime d'une attaque cardiaque et doit laisser sa place à un nouvel entraîneur pour le moins atypique.

Que ceux qui n'aiment pas le tennis, voire même le sport en général ne tournent pas les talons à l'évocation de cette histoire. Ce serait dommage car l'aventure graphique est foisonnante, riche, originale et... saisissante. Jérémie Moreau fait preuve en tout cas d'une inventivité incroyable tant dans son scénario que dans ses dessins. Pour ma part j'ai été agréablement et profondément surpris au détour des pages, comme cette fois où Max doit renvoyer son quota de balles à une machine qui renferme son lit, ou encore devant la nature terriblement déroutante et géniale des terrains d'entraînement concoctés par son nouvel entraîneur. Je ne vous en dis pas plus et vous laisse à la surprise de la découverte en ce qui les concerne.

Par petites touches, le monde que dépeint Jérémie Moreau se démarque du nôtre. Par moments on croirait presque avoir basculé dans un univers totalement Carrollien, dans un pays des merveilles sans Alice, mais avec Max Winson lequel doit faire face, passif d'abord, à l'excentricité des uns, la roublardise des autres. Le joug de tous.... ou presque.

L'occasion est là de mesurer l'impact de la tyrannie – tout est dans le titre – de ces parents/entraîneurs qui s'inscrivent dans le culte de la performance, d'un monde qui le cautionne d'une certaine façon en contribuant à un autre culte, celui de la personnalité. Ici, malgré les événements, malgré l'absence imposée, la figure du père reste omniprésente. Elle qui ne s'exprime qu'à travers cris, expectorations et vitupérations se révèle jusque sur l'écran d'un téléphone mobile ou les feuillages du jardin familial. Elle n'emprunte jamais la voix de la compassion ou de l'amour. L'enfant, Max, n'est qu'un objet, la représentation d'une vanité transposée.

Et l'homme-enfant émeut. Il fascine aussi aussi par la force brute qui émane de lui, une force cachant en réalité une grande fragilité, une personnalité qui ne demande qu'à s'éveiller. Ou bien encore à prendre conscience de la condition dans laquelle on l'a placé, pour mieux s'en affranchir. Seulement, le conditionnement paraît de taille.

Tout ceci, et bien d'autres choses encore se dessinent dans les planches de cette BD aux dominantes grises, noires et blanches, dans des cases oscillant entre décomposition, déstructuration et rigueur. A l'image des remous intérieurs de Max Winson, tiraillé entre conscience et devoir, entre ce qu'on a fait de lui et celui qu'il rêve sans doute de devenir.

Max Winson. Tome 1, La Tyrannie, de Jérémie Moreau, éditions Delcourt (encrages), 2014, 160 p.