04/04/2014

L'Impasse-temps / Dominique Douay

Au petit jeu des pouvoirs qu'on aurait imaginé posséder un jour, celui de figer le temps arrive bien souvent en tête. Qui n'a pas rêvé de suspendre le cours des choses, rester mobile quand les autres, tous les autres, seraient figés et soumis à notre bon vouloir ?

Ce don, Dominique Douay l'a donné au narrateur de L'Impasse-temps. Mais, vous le verrez, si les potentialités et les perspectives qui lui sont offertes sont nombreuses, voire infinies, elles n'auront en réalité rien de ludique.

Serge Grivat est dessinateur de bandes dessinées. Il alterne période de vache maigre sur période de vache maigre, poursuit une vie morose dans laquelle chaque échec est vécu comme une blessure profonde. Et un jour tout change. Tout change lorsque, sans rien avoir prémédité, il fait l'acquisition d'un objet aux allures de briquet. Une petite pression sur une pièce de métal et le silence se fait brutalement. Le monde s'ouvre à Serge dans sa fixité la plus redoutable. Libre à lui alors de relancer la marche du temps quand, dans l'intervalle, il aura pu assouvir bien des fantasmes, sexuels ou non, devenir le photographe de corps malléables soumis à son inspiration du moment, s'enrichir, oser l'impensable... avant, peut-être, de payer le prix pour être entré en possession d'un tel pouvoir.
  
On ne saura jamais trop féliciter les moutons électriques - et les Indés de l'imaginaire à travers leur collection de poche Hélios - d'avoir pris le pari de rééditer cette histoire parue initialement en 1980 dans la mythique et défunte collection Présence dufutur. Sans quoi à moins de tomber dessus à l'occasion d'un vide-grenier ou autre circonstance imprévue sans être improbable, je n'aurais jamais eu le plaisir de découvrir la plume de Dominique Douay.

Il y a, pour ce type de récit, une sorte de linéarité induite. Un schéma récurrent. Première étape, loi du genre oblige, les incontournables – mais nécessaires – pages à travers lesquelles le héros, en l'occurrence le narrateur, prend la mesure du phénomène. Ici, l'arrêt brutal du temps, le silence omniprésent, la recherche d'explications logiques.

Lors de la deuxième étape, le lecteur se dit qu'il va enfin pouvoir devenir le témoin des possibilités offertes par le pouvoir. Les vivre comme par procuration. Et ça ne rate pas, même s'il ne constate pas toujours les répercussions des interventions de Serge Grivat sur ses victimes. Qui plus est, le narrateur, par la connaissance qu'il a des prochaines étapes fictives qu'il a lu ou vu ailleurs, par les scénarios qu'il a élaborés pour ses bandes dessinées, évoque lui-même la suite logique des choses, les autres schémas inébranlables de la fiction. Pour mieux s'en écarter au final.

Car ensuite les lignes se brouillent. La linéarité est rompue. Place à la surprise la plus totale. A l'effarement. A une forme de fascination répulsive. Après avoir été proche du narrateur, on ne parvient plus à se détacher de lui, mais on ne fait plus corps avec ses choix ou ses orientations dont il devient, par la force des choses, le seul détenteur. C'est en effet bel et bien isolé qu'il subit le revers de la médaille imposée par sa capacité à figer le temps, dont on ne connaît ni tenants, ni aboutissants.

Le Moindre échec, et j'ai l'impression d'avoir tout raté.

C'est d'ailleurs dans cet instantané figé que Serge Grivat fait étalage de sa personnalité complexe, laquelle donne toute son ampleur au récit : à la normalité succède une excentricité mesurée, puis démente, toujours articulée autour d'une frustration grandissante. Sa revanche sur le monde - car c'est bien de cela qu'il s'agit - ne s'exprime finalement que par lui et pour lui. Et malgré toutes ses tentatives, la reconnaissance n'est jamais là.

Pour une fois je dominais entièrement la situation, pour une fois je ne me sentais pas obligé de me préoccuper avant tout du plaisir de l'autre. Pour une fois, je ne me sentais pas culpabilisé dès les premières caresses par la certitude de l'échec.

Ce groupe d'hommes dirigeait un pays ; si grands que fussent mes pouvoirs, ceux qu'ils détenaient leur étaient supérieurs. Ou plutôt, ils se situaient sur un autre plan:eux pouvaient les exercer à la face du monde, alors que moi, je me trouvais condamné à l'obscurité, au silence. Dans un sens, le désir n'était donc pas exclu, même s'il n'était plus d'ordre sexuel.

Mais mon état d'esprit était à présent très différent de ce qu'il avait été quelques semaines auparavant. Cette fois, j'entendais me venger de toutes les frustrations, de toutes les humiliations.

Alors bien sûr, on pourrait accoler à ce livre une réflexion sur le pouvoir, sur l'exercice du pouvoir. Sur ses impacts. Pour ma part, toute son essence s'est affirmée dans la peau d'un personnage, dans son humanité, dans sa quête pour exister aux yeux des autres sans jamais y parvenir tout à fait. Ou si peu...

Moi je vous le dis, ce bouquin c'est une perle. Rare et parfois bien grinçante, la perle, 'tention. Il va sans dire que vous faites ce que voulez mais en ce qui me concerne, je me suis déjà procuré Car les temps changent, du même auteur, qui sort tout juste de presse et je vais guetter ses prochaines parutions... ou faire les vide-greniers.

L'Impasse-temps, de Dominique Douay, les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.

01/04/2014

Max Winson. Tome 1, La Tyrannie / Jérémie Moreau

Petit retour en terre BD aujourd'hui, une Bd à vous couper le souffle tant elle ébouriffe par son originalité et la force de son propos.


Max Winson, est une jeune joueur de tennis à qui tout a réussi. Enfin, tout lui a réussi sur le plan sportif, car pour le reste, on ne peut pas trop en juger. Depuis qu'il a 16 ans, il a tout gagné, remporté tous les tournois auxquels il a participé. Il est numéro 1 mondial et rien ni personne ne semble en mesure d'inverser la tendance. Malgré cette invincibilité, la foule continue de l'admirer, ne semble pas attendre avec fébrilité où le champion baissera la garde. Ce succès Max le doit sans doute à la l'exigence démesurée de son père qui ne jure que par la perfection sportive. Pourtant, cet équilibre que l'on croyait immuable pourrait bien connaître quelques vacillements car ce père tyrannique est victime d'une attaque cardiaque et doit laisser sa place à un nouvel entraîneur pour le moins atypique.

Que ceux qui n'aiment pas le tennis, voire même le sport en général ne tournent pas les talons à l'évocation de cette histoire. Ce serait dommage car l'aventure graphique est foisonnante, riche, originale et... saisissante. Jérémie Moreau fait preuve en tout cas d'une inventivité incroyable tant dans son scénario que dans ses dessins. Pour ma part j'ai été agréablement et profondément surpris au détour des pages, comme cette fois où Max doit renvoyer son quota de balles à une machine qui renferme son lit, ou encore devant la nature terriblement déroutante et géniale des terrains d'entraînement concoctés par son nouvel entraîneur. Je ne vous en dis pas plus et vous laisse à la surprise de la découverte en ce qui les concerne.

Par petites touches, le monde que dépeint Jérémie Moreau se démarque du nôtre. Par moments on croirait presque avoir basculé dans un univers totalement Carrollien, dans un pays des merveilles sans Alice, mais avec Max Winson lequel doit faire face, passif d'abord, à l'excentricité des uns, la roublardise des autres. Le joug de tous.... ou presque.

L'occasion est là de mesurer l'impact de la tyrannie – tout est dans le titre – de ces parents/entraîneurs qui s'inscrivent dans le culte de la performance, d'un monde qui le cautionne d'une certaine façon en contribuant à un autre culte, celui de la personnalité. Ici, malgré les événements, malgré l'absence imposée, la figure du père reste omniprésente. Elle qui ne s'exprime qu'à travers cris, expectorations et vitupérations se révèle jusque sur l'écran d'un téléphone mobile ou les feuillages du jardin familial. Elle n'emprunte jamais la voix de la compassion ou de l'amour. L'enfant, Max, n'est qu'un objet, la représentation d'une vanité transposée.

Et l'homme-enfant émeut. Il fascine aussi aussi par la force brute qui émane de lui, une force cachant en réalité une grande fragilité, une personnalité qui ne demande qu'à s'éveiller. Ou bien encore à prendre conscience de la condition dans laquelle on l'a placé, pour mieux s'en affranchir. Seulement, le conditionnement paraît de taille.

Tout ceci, et bien d'autres choses encore se dessinent dans les planches de cette BD aux dominantes grises, noires et blanches, dans des cases oscillant entre décomposition, déstructuration et rigueur. A l'image des remous intérieurs de Max Winson, tiraillé entre conscience et devoir, entre ce qu'on a fait de lui et celui qu'il rêve sans doute de devenir.

Max Winson. Tome 1, La Tyrannie, de Jérémie Moreau, éditions Delcourt (encrages), 2014, 160 p. 

25/03/2014

Date limite / Duane Swierczynski

"Vous voyez ce corps étendu sur le plancher, marinant dans une flaque de son propre sang ? C'est moi".

 A écouter cette phrase par laquelle débute Date Limite, on croirait presque entendre la voix off d'un film. Mieux, on croirait presque voir un grand écran en entendant cette voix. Mais qu'on ne s'y méprenne pas, c'est bien de mots qu'est faite cette histoire singulière.

Mickey Wade s'est vu congédier de son travail de journaliste. Aussi, comme il se retrouve presque du jour au lendemain sans ressources, sa mère lui propose d'emménager chez son grand-père lequel est à l'hôpital, en proie à un coma depuis près de deux mois. Mickey retourne donc vivre à Frankford, un quartier mal famé où violence et trafics règnent en maître, un lieu où a également sévi un tueur en série à la fin des années 80, Le Tailladeur de Frankford. Épuisé et quelque part abruti par ce retour en arrière, Mickey veut sombrer dans le sommeil. Il trouve des somnifères dans l'armoire à pharmacie de son grand-père, sombre... et se réveille en 1972, dans le même studio. Les personnes qu'il croise alors ne le voient pas, ne l'entendent même pas, à l'exception apparemment d'un jeune garçon. Revenir en arrière. L'opportunité est trop belle d'investir le passé et qui sait, d'éclairer les zones d'ombre de l'histoire familiale, de l'assassinat de son père... 

Il n'est jamais facile de décliner ensemble les couleurs du polar et de la science-fiction. Certains s'y sont même cassé les dents. Duane Swierczynski quant à lui, s'en sort haut la main. L'aisance avec laquelle il déroule son histoire est étonnante. Sans doute parce qu'il invite dès les premières lignes à avancer de concert avec son héros, loser fragile et sympathique qui subit les événements plus qu'il ne les provoque. Ou, quand il les provoque, ne mesure pas toujours les incidences ni les répercussions de ses actes.

Mais s'il est une autre grande qualité à ce livre, outre le soin apporté à la construction des personnages qui gravitent avec bienveillance ou non autour de lui, s'il est une autre grande qualité, c'est la solidité de l'intrigue, diablement ficelée. Régulièrement je me suis surpris à échafauder des hypothèses sur la réelle nature des événements passés, sur les motivations des uns et des autres, sur leurs degrés d'implication. Et toutes ces hypothèses, toutes, se révèlent possibles avant que le doute ne s'instille à nouveau, laisse la place à une autre tout aussi probable. Il ne reste plus ensuite qu'à continuer de s'inscrire dans les pas de Mickey, jusqu'à ce que la vérité prenne définitivement le pas sur le reste, sans qu'on l'ait pour autant vue venir dans sa renversante globalité.

Aucun doute en tout cas que les amateurs de polars trouveront leur compte dans ce Date limite, qu'ils ne seront pas rebutés par l'aspect « science-fiction », et que ceux aimant les histoires de voyage dans le temps se laisseront facilement prendre dans les filets du roman noir... et qu'ils iront même lire les autres livres de l'auteur : The Blonde et A toute allure.

Date limite, de Duane Swierczynski, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides, Rivages (Rivages noir) 2014, 272 p.


18/03/2014

La Peur géante. Tome 1, La Révolte des océans / Denis Lapière, Mathieu Reynès, d'après le roman de Stefan Wul

Je serais bien le dernier à me plaindre de travailler en médiathèque. Non pas pour tous les avantages que les gens s'imaginent en général. Je précise au passage, pour tenter de briser un cliché largement répandu et qui revient le plus souvent, que non, je ne passe pas mon temps à lire au boulot. En revanche, j'ai l'opportunité de lire certains livres ou autres bandes dessinées, ou bien de voir des films avant qu'ils ne soient mis à disposition du public. Tout ça en direct de my home associated, histoire d'être cohérent avec ce que je vous disais à l'instant.

Et parfois il arrive que je découvre des perles au hasard de mes pérégrinations dans les locaux de réception, quand bien même la curiosité naturelle n'aurait pas été activée. Une BD en tête de rayonnage et l'affaire est jouée. C'est dire si l'équipe d'Ankama, ou même Denis Lapière et Mathieu Reynès, qui avaient déjà eu l'occasion de bosser ensemble sur l'incontournable Alter Ego, ont fait du bien beau job en matière de couverture qui attire l'oeil, avec cette teinte bleutée dans laquelle se baigne un grand visage d'homme barbu, des bulles éparses autour de son visage, les yeux grands ouverts avec une forme énigmatique se dessinant dans ses iris.

Ce visage on va très vite apprendre à le connaître. Il s'agit de celui de Bruno Daix, nageur pour l'A.U.E.M. Il est en congès depuis peu mais son boss, Driss Bouira le sollicite pour une mission de la plus haute importance dans le Pacifique Nord. Il s'agirait, peut-être, de découvrir pourquoi depuis quelque temps, l'eau ne gèle plus sur Terre. Nous sommes en 2157, la chaos est à portée de mains.

A l'image de la couverture, le lecteur de la Peur géante se retrouve très vite hypnotisé par l'histoire et les dessins qui la portent. Hypnotisé et néanmoins porté par le courant d'une narration vive et alerte. L'action se met très vite en place après la scène d'introduction. Bruno Daix se retrouve en transit à l'aéroport d'Oran quand l'inexplicable se produit. La fonte des glaces s'est accentuée provoquant un gigantesque tsunami qui ravage toute la surface de la Terre. Les planches qui décrivent la catastrophes se révèlent totalement sidérantes, angoissantes. 
  
J'ai lu La Peur Géante, le livre de Stefan Wul, il y a fort longtemps, sans en garder un souvenir très prégnant. A la lecture de la BD, je mesure combien je devais être trop jeune à l'époque pour en apprécier toute la teneur. Le roman puise en effet sa force dans des considérations écologiques dont je ne mesurais pas la portée à l'époque. L'adaptation riche en événements et en rebondissements parfaitement maîtrisés, appuyée d'une pertinence et d'une cohérence coloristiques, a provoqué, je l'avoue, la volonté de me replonger dans le roman pour avoir – à nouveau – le fin mot de l'histoire... en attendant la suite de l'adaptation. Mission accomplie en tout cas de la plus belle des manières pour Denis Lapière, Mathieu Reynès, y compris pour ce qui est du dossier consacré à Stefan Wul en fin d'ouvrage. A sa lecture on aurait envie cette fois-ci de lire toute l'œuvre de l'auteur et toutes celles que les éditions Ankama ont eu la bonne idée d'adapter. Quand les mots et l'images se complètent de la sorte, c'est du tout bon.

La Peur géante. Tome 1, La Révolte des océans, de Denis Lapière, Mathieu Reynès, d'après le roman de Stefan Wul, Ankama, 2013, 48 p.



08/03/2014

Mortel Tabou / Gilles Schlesser

Malgré toute la meilleure curiosité du monde, malgré toutes les veilles possibles et inimaginables qu'on a pu ériger dans la perspective de ne louper aucune parution susceptible de nous intéresser, il y a parfois des titres qui passent entre les gouttes. Mais fort heureusement, il existe aussi des éditeurs passionnés et passionnants, tout aussi passionnés et passionnants que leurs auteurs, et qui savent se rappeler à vous. C'est ainsi qu'il y a environ un an, je recevais dans ma boîte aux lettres le livre d'un certain Gilles SchlesserLa mort n'a pas d'amis, un polar retraçant la traque d'un tueur en série s'invitant chez les surréalistes. L'ouvrage mêlait à merveille érudition, humour, enquête , fiction et réalité. Au-delà de l'histoire, il invitait à aller voir plus loin, à se pencher sur le courant surréaliste ainsi que sur ceux qui l'ont façonné. 

Cette fois-ci, Gilles Schlesser nous invite à revisiter l'existentialisme. Nous sommes en 1947. La guerre est finie. Les plaies se pansent petit à petit. Dans la rue Dauphine, au Tabou, on y joue du jazz, on y boit, danse, fait du bruit. L'effervescence créatrice est de la partie. Et le meurtre aussi, car non loin de là, on retrouve le corps d'un homme, assassiné par un coup de marteau avec les mots issus d'un texte de Sartre, lequel aurait été lui aussi agressé quelques jours auparavant. Paul Baulay, ami de Boris Vian et fils de Camille, l'enquêtrice de La mort n'a pas d'amis, s'est inscrit dans les pas de sa mère. Journaliste au Paris-Matin, l'enquête commence pour lui...

 Après avoir lu l'enquête se situant chez les surréalistes et s'être engouffré dans Mortel Tabou, l'idée que Gilles Schlesser use d'une recette pour écrire ses polars pourrait nous traverser l'esprit. L'architecture est sensiblement la même. On a un journaliste aidé par un policier lui donnant la primeur de ses informations, ainsi que des meurtres ayant semble-t-il un rapport avec un courant philosophique, artistique et littéraire qui a marqué son époque.

Mais ce serait faire un faux procès aux livres de Gilles Schlesser car s'il y a des recettes qui agacent tant elles sont grossières et mal fagotées, il y a aussi celles qui régalent par leur inventivité et la richesse de ce qu'elles révèlent. Pour tout dire, quand bien même il y a des similitudes entre les deux histoires, elles n'enlèvent en rien, jamais, à la finesse et à l'érudition - encore elle - qui en jalonnent les pages.Une érudition jamais pompeuse ni péremptoire puisqu'elle se glisse auprès de personnages réels ou fictifs, tous hauts en couleur - Ah, les réunions de concierges ! -, humains jusque dans leurs aspects les plus sombres.

Une fois de plus, la reconstitution historique, parfois méconnue,  est telle qu'on ne peut s'empêcher d'en vouloir toujours plus, d'aller au-delà même du livre pour prolonger et revivre la ferveur d'une époque endiablée, bouillonnante, dont les acteurs possèdent en eux la volonté de construire, créer, vivre pleinement, et effacer les stigmates d'une guerre dévastatrice. 

Et l'histoire policière dans tout ça me direz-vous ? On aurait tort de ne pas l'évoquer car elle remplit elle aussi pleinement son office. Comme pour tout polar, il ne faut pourtant pas trop en révéler si ce n'est pour évoquer le dénouement : il y a un coupable bien sûr mais surtout un mobile dont la révélation a de quoi surprendre... dans le bon sens du terme. Et là, croyez-moi, c'est pas non plus du réchauffé !

Mortel Tabou, de Gilles Schlesser, Parigramme, 2014, 191 p.

25/02/2014

La Rivière de sang / Jim Tenuto

Si je vous parle tout à coup d'une combi Waders, de monter une Adams en 16, d'une Olive Soft Hackle ou d'une Serendipity, il est fort probable que des points d'interrogation vont éclore au dessus de vos têtes. Ou bien vous aurez tout simplement compris qu'il va sans doute être question de pêche dans La Rivière de sang.

Parce qu'il n'y a pas que Joe Pickett dans la vie, ni le très regretté Stoney Calhoun, on va cette fois-ci s'offrir une petite virée avec Dahlgren Wallace, ancienne star du football américain, vétéran de la guerre du Golfe et actuel guide de pêche pour le compte de Fred Lather, le propriétaire, dit-il, de la « plus grosse chaîne d'info du monde ». Ce dernier s'est fait un petit plaisir en achetant un ranch dans les terres très étendues du Montana, dont les terres très étendues suscitent bien des convoitises. Les fonctions de Dahlgren sont simples. Il doit amener les invités de marques de Lather à la pêche, les guider, leur montrer les plus beaux coins et leur sortir le «satané putain de grand jeu » dans le but de les éblouir. Au moment où commence cette histoire il emmène justement un couple de mormons californiens richissimes. Manque de bol, Dahlgren déteste les mormons et les californiens. Manque de bol bis, l'homme qu'il est chargé d'accompagner est assassiné dans le bras d'une rivière reculée. Je vous laisse deviner qui va être suspecté en premier.

Alors, alors, alors... J'aurais bien du mal à vous dire ce que j'ai préféré dans ce roman. La Rivière de sang tire toute sa force et son impact de l'ensemble des éléments qui le constituent. A savoir les grands espaces, cette nature dévoilée, cet appel au calme et au silence cependant brisé par des hommes trouvant toujours le moyen de tout ramener à des considérations mercantiles.

Il y a aussi tous les ingrédients d'un polar efficace dont le rythme est loin d'être indolent. Quand on parle de pêche on aurait tendance à croire que tout se passe dans une lente contemplation. C'est loin d'être le cas. Les personnages brillent de leur présence, révélés tous autant qu'ils sont par un sens du dialogue aussi vif que percutant. Et puis il y a l'humour, aussi, qui finit de faire de La Rivière de sang un bon et grand polar. Il faut voir toute la dérision dont fait preuve Jim Tenuto à l'égard des miliciens néo-nazis, des éco-terroristes protecteurs d'animaux, des ranchers avides, tous prêts à suggérer sans trop se mouiller non plus, attention, qu'ils sont à l'origine du meurtre. Il faut voir cette relation particulière que noue Dahlgren avec un agent du FBI faisant office d'ange gardien, comme il faut entendre, enfin, les répliques cinglantes et dévastatrices fusant de la bouche de notre héros lors de réunions de ranchers.

Alors ce sont des mots tout prêts, tout mâchés, bon à utliliser pour n'importe quel chroniqueur emballé par un ouvrage mais puisqu'ils sont là et qu'ils reflètent une réalité, j'aurais bien tort de m'en priver : en ce qui concerne La Rivière de sang, le cocktail est explosif et dépasse toutes les attentes. Aussi, avant que Jim Tenuto ne nous livre une nouvelle aventure de Dahlgren Wallace, n'hésitez pas à piocher dans le catalogue Gallmeister. On n'est pas loin de toucher à du « à tous les coups on gagne »...

La Rivière de sang, de Jim Tenuto, traduit de l'américain par Jacques Mailhos, Gallmeister (Totem), 2010, 336 p.

11/02/2014

Avertir la terre : la première guerre formique (aux origines de la Stratégie Ender)/ Orson Scott Card et Aaron Johnston

L'histoire d'Ender, à la base, était une nouvelle parue en 1977 dans la revue Analog. Elle aurait pu se noyer dans le flot des productions que le genre connaît, mais non. La nouvelle est devenue roman. La Stratégie Ender, prix Hugo et Nebula, a connu plusieurs suites, une déclinaison en comics pour Marvel, une série de romans parallèles avant de devenir – après des années d'attente - ce que certains d'entre vous n'auront pas manqué de voir en 2013, un film réalisé par Gavin Hood avec Harrison Ford et Asa Butterfield entre autres...

Avertir la terre, quant à lui, avant de devenir un roman était un comics déjà co-écrit par Aaron Johnston et Orson Scott Card. Peu satisfaits de n'avoir pu y mettre tous les éléments qu'ils avaient imaginé, les deux hommes ont trouvé dans la forme romanesque un terrain de jeu propice à leur imagination. 

Nous sommes donc cent ans avant la stratégie Ender. En plein espace, dans la barrière de Kuiper, des mineurs, issus d'une même communauté, procèdent à l'extraction des métaux d'un astéroïde. La routine pour eux. Du moins jusqu'à ce que l'un des membres de l'équipage ne décèle quelque chose d'anormal dans son système de sonde spatiale. Un navire, sans doute extra-terrestre, fend l'espace à une vitesse sidérante. Et tout semble indiquer qu'il se dirige vers la Terre...

 Quand on me dit séries à rallonge, quand lesdites séries se voient affublées de préquels ou de suites, j'ai plutôt envie de prendre mes jambes à mon cou. Ça va bien de tirer le fil d'un succès, mais parfois, à trop le tirer, ce fil, il finit par casser.

Mais - car il fallait bien un mais - je ne pouvais pas passer à côté des origines de La Stratégie Ender, qui reste pour moi - attention déclaration grandiloquente - l'un des meilleurs livres de Science-Fiction. Pas la peine de tergiverser, je ne pouvais pas passer à côté de ce titre, quand bien même je ne fonce plus aveuglément sur les productions inégales de monsieur Card, lequel semble avoir pris ce qu'on appelle la grosse tête, et dont certains propos ont eu le don de me hérisser le poil.

Passons. J'ai donc mis ma prudence de côté et me suis laissé tout entier au plaisir de découvrir chacun des protagonistes de cette histoire, à m'engouffrer dans ses mailles dont je n'avais eu qu'un aperçu à travers la stratégie Ender. Cette fois-ci, vous saurez tout des prémices de la première guerre formique, des premiers contacts avec ces extra-terrestres dont Ender devra, plus tard, devenir l'adversaire puis... n'en dévoilons pas trop non plus. Vous saurez tout, aussi, de la manière dont quelques humains se seront battus, auront fait alliance pour mettre en garde l'humanité, quand bien même leurs intérêts auraient eu tendance à diverger. 

Nul doute, Orson Scott Card et Aaron Johnston ont su mettre à profit le travail qu'ils avaient accompli pour la réalisation des Comics, poser les bases de ce premier volume d'Avertir la Terre et le rendre véritablement haletant. Par la même occasion, ils suscitent l'envie de lire la suite qui, espérons-le, s'inscrira dans la même veine, réjouissante et addictive.
CITRIQ

25/01/2014

Dernier désir / Olivier Bordaçarre

Olivier Bordaçarre fait partie de ces auteurs dont on aime suivre l'actualité littéraire. De ceux, aussi, dont on apprécie l'acuité et la pertinence des propos lorsqu'on a la chance de les écouter dans les conférences où ils interviennent, ici ou là, lors de salons. Après une France Tranquille paru en 2011 dans lequel il avait démontré le côté affligeant de la haine ordinaire et des dérives sécuritaires, Olivier Bordaçarre revient aujourd'hui avec Dernier Désir un livre qui, là encore, fait preuve d'une glaciale subtilité, à la fois dénonciatrice et expiatoire.

Voilà dix ans, Mina et Jonathan Martin ont quitté – fui - la capitale pour gagner les bords du canal du Berry. Loin de la frénésie des métropoles, loin de la fièvre consommatrice et désireux de retourner à des choses essentielles où la simplicité fait loi, ils se sont isolés dans une petite maison où ils ont eu un enfant, Romain. Mina travaille comme guide touristique au château médiéval du coin, Jonathan fait du miel, cultive, confectionne des meubles... dix ans se sont donc ainsi écoulés dans une certaine quiétude jusqu'à ce que vienne se présenter à eux un nouveau voisin, Vladimir. Coïncidence, ils portent le même nom de famille. Mais est-ce vraiment une coïncidence ? Car Vladimir ne va pas tarder à dévoiler une personnalité complexe, inquiétante. Au point qu'en l'espace de trois mois, tous vont partager bien plus qu'un simple nom : le poids d'une folie ravageuse et contagieuse.

Après la couverture noire de La France Tranquille, celle de Dernier désir se pare d'une blancheur éthérée. Pas de Yin et de Yang ici mais plutôt le revers d'une même médaille, peu reluisante, reflètant les pires défauts de notre époque. A travers cette histoire qui voit une famille voler en éclats, quand bien même elle aspirait à la tranquillité, c'est la société de Consommation qu'Olivier Bordaçarre a dans sa ligne de mire : la course à la possession, l'incitation à vouloir toujours plus pour la simple et mauvaise raison que votre voisin a plus, tout est là jusque dans la perversion d'un système dont le potentiel destructeur se mesure à la vacuité des existences, des laissés pour compte, de ceux qui ont y ont cru et qui se sont ramassés.

Cette perversion c'est le personnage de Vladimir qui la porte en lui, qui s'en fait le chantre. Il personnifie cette société de consommation, ne serait-ce que par ses largesses financières et ses capacités de séduction presque extraordinaires et teintées de fantastique– la séance de coiffure de Vladimir en est une illustration parfaite. La métaphore du Mal, si elle est assez évidente – la référence à Vlad Dracul est parfaitement assumée -, n'en est pas moins amenée de façon habile et efficace. Peut-être parce que la montée en puissance de la tension, cette tension toujours palpable, dérangeante dès les premières lignes, s'effectue par petites touches, par de menus détails dont la somme ébranle. Peut-être aussi, surtout, parce qu'Olivier Bordaçarre, avec une écriture toujours aussi précise sans oublier d'être poétique, ne s 'écarte jamais de ses personnages. Il va au cœur de leurs préoccupations, dissèque et laisse voir l'impact du travail de sape mené par Vladimir, jusqu'à la transformation viscérale et inquiétante de certaines de ses victimes...

Le constat est là, en tout cas, jusque dans le rapport de temps. Dix ans de tranquillité. Trois mois pour tout foutre en l'air. Les sirènes de la consommation ont ce pouvoir, leur chant porte même jusque dans les coins les plus reculés... et nul n'est à l'abri.

Dernier désir, de Olivier Bordaçarre, Fayard, 2014, 288 p.

30/12/2013

Mauvais karma / Jason Starr

Richard Segal est commercial. Il vient de changer de boîte pour un salaire plus avantageux. Pour peu qu'il ramène des contrats signés en bonne et due forme, il touchera bientôt une prime conséquente. Le problème est là, en fait. A l'instant où commence cette histoire, il n'est pas parvenu à en dégoter un seul et sa hiérarchie, bien sûr, commence à lui mettre la pression. Richard est marié à Paula. Celle-ci l'a trompé il y a quelque temps et malgré cette légère entrave sur la voie de leur harmonie, ils ont tout de même décidé de continuer ensemble en suivant les préceptes de la plan-plan attitude. Ils se disputent de temps en temps et Richard s'excuse toujours pour arrondir les angles. Cerise sur le gâteau, ils ont un chien, un emmerdeur de chien qui aboie sans cesse et qu'il faut bien évidemment sortir, ce qui permet à Richard de décompresser ou de se recentrer sur des priorités de vie... A chacun sa méthode.

Il aurait pu surmonter la pression générée par son nouveau poste, il aurait pu redonner un nouvel et bel élan à son couple. Oui, il aurait pu. Seulement tout part en vrille au moment où il croise une vieille connaissance dans le quartier d'affaires de Manhattan. En guise de connaissance, un homme qui, à l'âge de 17 printemps avait violé Richard 12 ans d'âge. Richard ne parvient alors plus à refouler cet épisode comme il était pourtant parvenu à le faire jusque-là. De bien drôles d'idées le submergent alors et un air de vengeance s'infiltre dans les vapeurs d'alcool qu'il laisse à nouveau échapper.

On a tout dans ce bouquin d'à peine plus de 300 pages : le noir, le grinçant, la critique sociale - parce que sinon ce ne serait pas marrant - et une chute qui vaut à elle toute seule tout le plaisir de la lecture. Jason Starr est épatant dans sa description de l'univers impitoyable du travail en entreprise et de la course au fric. Pour vous donner une idée : pas de contrat(s), pas d'ami(s) ; des contrats et c'est tout le personnel qui vient vous manger dans la main, qui vous porte aux nues et ne jure que par vous ! De l'individualisme, de l'opportunisme, du faux-cuisme à la solde d'une société de consommation pas du tout, mais alors pas du tout repliée sur elle-même.

Jason Starr excelle aussi dans les émotions qu'il parvient à susciter, grâce à son style, à son humour dévastateur et à un sens du dialogue qui fait mouche à tous les coups. Tout ceci s'affiche à travers le prisme de Richard, narrateur de l'histoire, pour lequel on éprouve une sorte de pitié à double sens. On devient révolté lorsque le souvenir du viol se rappelle à lui, on est sensible à sa fragilité devant son incapacité à trouver des prises pour éviter de sombrer et, d'un autre côté, on le trouve pathétique dans son recours à l'autoappitoiement permanent ainsi que dans son aspiration au bonheur, aspiration travestie par le système pourri dans lequel il végète. Autant vous le dire, se glisser dans sa tête revient à pénétrer dans une antre de complexité renversante.

N'ayez crainte, on en ressort indemne.

Enfin, normalement...

Mauvais Karma, de Jason Starr, traduit de l'anglais (Etats-unis) par Marie Ollivier-Caudray, Rivages (Rivages/noir), 2005, 304 p.

20/12/2013

Shining / Stephen King

Comme beaucoup sans doute, suite à la venue de Stephen King en France et à la parution de la suite de ce titre connu de tous, je me suis lancé dans la lecture de Shining – histoire de faire les choses dans l'ordre même si, nous dit-on, les deux ouvrages peuvent se lire indépendamment.

Non, je ne l'avais pas lu. Je n'ai pas vu le film non plus d'ailleurs, et ce fut une expérience pour le moins étrange et surprenante de le dire - l'avouer ? - autour de moi. D'un coup d'un seul, j'ai été à l'origine de transformations faciales qui auraient fait passer Freddy les griffes de la nuit, voire Saw – faut bien coller un peu à l'époque - pour un conte doux et sucré à l'usage des enfants sages. « Qwwwwâââââââ ?  Tu n'as pas vu Shiniiiiinnng ? » En réalité, je n'ai fait que deviner la phrase parce qu'avec la déformation si prononcée du visage, ça ressemblait plutôt à du chewing-gum. M'étonnerait de toute façon qu'on m'ait demandé : «quoi, t'as pas du darjeeliiiiing ?», tout le monde sait que je ne bois pas de thé...

En gros, je connaissais quand même l'histoire. 36 15 ma vie (pour la circonstance, imaginez une musique nostalgique et si vous n'en avez rien à fiche, sautez le pragraphe... ) : c'était il y a vingt-deux ans. Mon pote Pascal m'avait raconté l'histoire. Durant toute une soirée, il avait passé son temps à la lire tandis qu'on l'attendait pour un tournoi enfiévré à Sensible soccer. Je le revois, assis dans le salon en train de tourner fiévreusement les pages du j'ai lu de l'époque... Il s'est contenté de ce seul Stephen King, prétextant qu'il
voulait se faire une idée de ses livres, c'était fait on ne l'y reprendrait plus. Tu parles ! T'as eu les chocottes, Pascal, avoue !

Parce que oui, Shining tient en haleine et... fait peur. Délicieusement peur. La gradation dans la folie de Jack Torrance est subtile et redoutable à la fois. La tension est palpable, tenace. A ce titre, toute personne avide de sensations fortes sera servie. Mais si on gratte un peu, au regard de tout ce qu'a pu dire récemment Stephen King lors de sa venue, l'éclairage est tout autre, la part autobiographique du livre se révèle : celle relative à l'écriture et à son processus, bien sûr, mais aussi celle ayant trait à l'alcoolisme et à la dépendance, sur les ravages engendrés par cette addiction, sur l'impact qu'elle ne manque pas d'avoir sur la personne qui la subit ainsi que sur son entourage. Et étant donné que Carole en parle très bien sur son site, je vous invite vivement à aller la lire, et n'hésitez pas à vous laisser tenter par ses autres suggestions au passage.

Pour ma part, je m'en vais sous peu consulter un certain docteur... Sleep.

13/12/2013

DoggyBags 4 /Singelin, Run, el diablo et Nicolab

 
Suspense, frisson et horreur !!, 3 histoires pour lecteurs avertis, 108 pages tout en couleurs et sans aucune concession, violence 100 % graphique. Voilà ce qu'on peut lire sur la couverture du 4ème numéro de Doggybags. Autant dire que si vous vous lancez dans l'aventure de cette bande dessinée hors normes qui n'est pas sans rappeler les contes de la crypte et autres pulps de la belle époque – les influences ne manquent pas - vous devez savoir à quoi vous en tenir.

Trois histoires donc qui vont puiser leur source dans les contes et légendes urbaines ou bien même dans notre actualité... En entrée une histoire au titre russe dont je serais bien incapable de vous prononcer -heureusement les auteurs ont bien voulu nous le traduire : « sélection » – qui raconte le naufrage d'un armateur véreux sur une île déserte. Il est le seul survivant avec sa toute récente épouse et un golgoth russe, ancien cuisinier qu'il avait viré la veille même de leur déconvenue. Et, comment dire, la cohabitation ne se fera pas sans heurts... Ensuite, en plat principal, Lady in white,. Un couple paumé en pleine nuit dans une forêt de l'Oregon croise le chemin d'une dame blanche qui pourrait être annonciatrice de bien des dangers... mais est-ce seulement une dame blanche ? Appeler de l'aide peut en tout cas coûter bien cher... Et enfin, en dessert, si tant est que votre estomac ait tenu jusque-là, une interprétation toute personnelle des auteurs retraçant la capture d'Oussama Ben Laden. Vous en voulez des frissons et de l'horreur, vous allez être servis!
  
Autant vous le dire tout de suite, quand j'ai appris que le 4ème tome de Doggybags allait sortir dans toutes les bonnes librairies BD, j'ai commencé par importuner mes voisins en brisant miroirs et vitres de mon appartement de ma voix dont... dont mes proches redoutent le timbre dès que je me mets à chanter. Une fois mon forfait accompli, une fois ma respiration revenue, j'ai appelé tous les amis que j'avais déjà pris le soin de contacter – harceler ? – pour la parution du deuxième et du troisième...

Aussi vous ne m'en voudrez pas si je ne m'appesantis pas spécialement sur les histoires contenues dans ce quatrième tome. Je vais vous parler de Doggybags dans son intégralité. Car, oui, Doggybags c'est un tout. Des histoires qui font peur, des histoires élevées à la violence et trempées dans le sang. Rien de gratuit pour autant. Au-delà de cet aspect on devine l'hommage à la littérature fantastique et d'horreur. Le format des doggybags est à lui seul évocateur. Semi-poche, à la couverture faussement usée, on trouve aussi à l'intérieur de fictives publicités totalement délirantes aux dessins qui fleurent bon les années 50 (pour exemple : construis ton minilabo de crystal meth : une superbe introduction au monde merveilleux de la chimie, 33 dollars 99 + frais d'envoi – avec coupon à découper) ; sans parler des dossiers thématiques en rapport avec les histoires elles-mêmes...

La vérité est dans les détails, dit régulièrement Stephen King. Ici, la maxime s'applique à bien des égards et s'avère si sensée qu'on se plonge dans ces histoires avec la même avidité qu'on pouvait avoir en regardant les films interdits au cinéma du haut de nos quatorze ans quand il en fallait seize, ou des lectures nocturnes à la lampe de poche, des histoires qui nous empêchaient de dormir. Bon maintenant, j'ai l'âge de lire Doggybags mais le plaisir est intact, mâtiné d'une fascination /répulsions tout à fait intense et savoureuse. Faites tourner !

 DoggyBags 4, de Singelin, Run, el diablo et Nicolab, Ankama éditions (Label 619), 2013, 120 p.

03/12/2013

Silo / Hugh Howey

La nouvelle collection de Science-Fiction, baptisée « exofictions » est une petite surprise pour ceux qui ont l'habitude de sentir battre le pouls des littératures de l'Imaginaire. Les éditions Actes sud avaient depuis quelque temps manifesté un certain intérêt pour le genre en publiant, dans leur catalogue général, des titres appartenant clairement au genre. Mais c'est à Hugh Howey que revient l'honneur d'inaugurer la collection avec Silo. Choix judicieux, Silo est un livre qui a su capter un large public aux Etats-unis en paraissant d'abord par épisodes sur internet, avant que l'auteur ne décide d'étoffer son histoire pour en faire un roman. Encore une success story que connaît de temps à autre le monde de l'édition...

Dans un futur post-apocalyptique, une partie des survivants s'est retirée sous-terre, dans un silo composé de 144 étages. Là, les règles sont strictes. Tout le monde doit obéir au « Pacte » pour éviter tout débordement qui emmènerait l'humanité à une perte définitive. Quiconque lui contrevient, quiconque est amené à évoquer le monde du dehors, la sanction est claire, nette, irrémédiable. Tout contrevenant est envoyé au dehors, à la mort, pour se soumettre au rituel du nettoyage, tâche consistant à laver les caméras extérieures sans cesse soumises aux ravages climatiques de l'extérieur. Fait étrange jusqu'à présent, tout le monde, malgré les griefs manifestés à l'encontre du Silo et de ses dirigeants, s'est soumis au rituel. Pourtant suite à la décision du shérif du de se soumettre au nettoyage, à la décision de la maire de le remplacer par une ouvrières des étages inférieurs, la voie de l'insurrection se fait entendre... pour le meilleur, ou pour le pire ? 
  
6 chapitres, 45 pages, c'est le temps qu'il faut pour être totalement convaincu de ne plus lâcher Silo. Le temps de suivre son shérif remonter aux sources de son lâcher prise, de suivre les traces de sa femme, de s'adonner au nettoyage, puis de mourir. Les derniers mots du chapitre laissent le lecteur dans un état d'hébétude qui ne le lâchera plus tant les événements qui vont suivre, les mystères et les révélations qui vont jaillir au fil du texte auront planté leurs crocs bien profondément dans son esprit.

Silo demande tout de même un effort. Il peut-être difficile d'imaginer une telle société réduite à évoluer sous-terre selon une organisation dont on apprend les lois au fur et à mesure. Mais c'est justement dans ce dévoilement successif, dans cette transposition du sentiment d'étouffement des personnages renvoyés au lecteur que Hugh Howey réussit son véritable tour de force. Nul doute que l'on peut voir là une représentation de notre société dans cette organisation pyramidale et hyper-hiérarchisée (tiens, ce n'est pas sans me rappeler une quatrième théorie ça...), où la population subit une pression redoutable, ne serait-ce qu'à travers le matraquage des lois, la surveillance et le contrôle dont elle est victime, et où le Pouvoir s'affranchit parfois allègrement de toute déontologie en usant de la dissimulation pour ne pas se mettre en péril. On est effectivement pas loin du 1984 de George Orwell avec cette phrase devenue si célèbre: "L'ignorance c'est la force". Le coup de pied dans la fourmillière, celui-là même par qui l'espoir va naître, c'est ici au personnage de Juliette qu'on le doit. A travers son tempérament, son obstination, son humanité, elle nous pousse à la suivre jusqu'au bout avec inquiétude et expectative. Il se pourrait d'ailleurs qu'on la retrouve un jour. Silo est devenu une trilogie. Le prochain tome racontera les origines du cataclysme qui a ravagé la terre, le suivant sera consacré au futur du Silo. 

L'impatience me gagne déjà mais j'ai déjà quelques bons livres qui me font de l'oeil en attendant, alors ça devrait aller...
 
Silo, de Hugh Howey, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Yoann Gentric et Laure Manceau, Actes Sud (Exofictions), 2013, 560 p.
CITRIQ

26/11/2013

The Cape / Joe Hill, Jason Ciaramella et Zach Howard

Il y a eu peu de bandes dessinées sur le blog à ce jour – une seule en fait – mais la donne pourrait changer d'ici peu, d'autant que je découvre de belles petites choses et que je me décide à en parler, même si je ne maîtrise pas totalement les codes ni même le vocabulaire du neuvième art.

Régulièrement, je supprime mon compte facebook, atterré par le tout et n'importe quoi que je peux y trouver : de l' « ami » qui affiche on ne peut plus clairement des idées politiques nauséabondes à celui qui vous informe de son rhume et de son incapacité à mettre la main sur un mouchoir... Mais je sais aussi que lors de ces déconnexions je loupe pas mal d'événements à même de rattraper cette rancœur épisodique. Heureusement, fort heureusement, je ne suis pas passé à côté des coups de cœur vidéo de la librairie Critic à Rennes, dans lequel, tenez-vous bien, figurait The Cape, comic inspirée d'une nouvelle de Joe Hill.

L'histoire est axée sur l'histoire d'Eric, victime d'un grave accident lorsqu'il était môme et qu'il jouait aux super-héros avec son frère Nicky. Emporté par son scénario, et muni de sa cape cousue avec l'écusson des marines de son père disparu au Vietnam, Eric était en effet tombé d'un arbre avant de s'empaler l'épaule sur la branche qui l'avait accompagné dans sa chute. Des années plus tard, marqué par des maux de tête incessants, l'enfant est devenu un homme un peu paumé. Il quitte sa nana, retourne vivre chez sa mère, se réfugie dans la cave et retrouve la cape qu'elle lui avait pourtant avoué avoir jeté. Il l'enfile, se met à voler...

A l'heure des séries à rallonge, je suis impressionné, tourneboulé, scotché d'avoir trouvé un one shot d'une telle densité, avec une histoire qui brasse tant de thèmes sans faire office de catalogue, tout en les abordant d'une manière sensible et percutante à la fois. Sensible parce qu'on touche à l'enfance, aux jeux qui les jalonnent et à l'importance qu'ils revêtent alors. Sensible encore parce que Joe Hill dans son histoire, parle du passage à l'âge adulte, de la relation avec les parents, de l'absence de l'un d'entre eux, de la relation amour / haine / jalousie fraternelle et des blessures qu'elle provoque. Sensible enfin, parce qu'il met l'accent sur les choix qui guident nos vies et la difficulté qu'on peut avoir à mesurer leur impact à plus ou moins long terme. Et percutant je le disais, parce qu'à travers cette histoire, Joe Hill nous raconte le mal, de sa naissance à son accomplissement irrémédiable, implacable et ravageur, citations d'Hemingway, de Auden ou Genet à l'appui. Il y a une scène particulièrement révélatrice dans ce comic qui va littéralement vous faire palpiter le palpitant à deux cent à l'heure tant la surprise est grande et ne comptez pas sur moi pour vous gâcher le plaisir. Mais lorsqu'elle survient - aouch ! - vos synapses vont en prendre un coup...

 Les dessins participent forcément à rendre cette sensibilité et cette force narrative dont je parlais. La tonalité dominante est assez sombre, hormis lors des souvenirs d'enfance et certaines scènes... déterminantes. Si la symbolique qui en résulte est ici assez évidente, elle n'en demeure pas moins efficace.

Je vous refourgue The Cape et j'en suis bien content ! Juste une chose : faites-en bon usage...

The Cape, de Joe Hill, Jason Ciaramella et Zach Howard, Milady (Milady Graphics), 2013, 160 p.


12/11/2013

Puzzle / Franck Thilliez



Parfois on s'évertue à lire un auteur parce qu'il a été à l'origine de belles découvertes, de très bons moments de lecture. Ouvrage après ouvrage, on espère qu'il en sera toujours de même. En tout cas, je ne sais pas si on peut y voir un lien de cause à effet mais depuis que Franck Thilliez a quitté les éditions du Passage pour Le FleuveNoir, je n'adhère plus du tout à ses livres. Je pense avoir facilement mis le doigt sur ce qui me dérange mais d'une fois sur l'autre, je tente le coup.

Premier point, la documentation. Franck Thilliez, on ne va pas lui jeter la pierre, engrange des informations sur les thématiques qu'il aborde. Seulement voilà, l'objet de ses recherches ne se fond absolument pas dans le récit. Souvent, trop souvent, j'ai ressenti le moment où l'auteur restituait celles-ci dans ses histoires, de façon plus ou moins fortuite. Il n'est pas rare en effet, en dehors des spécialistes rencontrés par les protagonistes principaux, de trouver un personnage qui connaît justement très bien telle ou telle donnée d'un problème à un moment clé, leur permettant à tous d'avancer dans la résolution d'un mystère.

Deuxième point, l'impression que le style n'est plus du tout au rendez-vous, que les livres parus depuis Syndrôme E jusqu'à Puzzle, s'inscrivent dans une lignée de livres aseptisés dont les ficelles sont par trop visibles. L'attention est apportée – et là encore ce n'est pas un mal – sur l'ambiance, sur l'atmosphère, sur la tension, avec ce qu'il faut de rebondissements, de volonté de surprendre, mais malheureusement, cela ne suffit pas. Il manque à ces livres ce petit supplément d'âme que j'avais pu trouver à différents degrés dans les autres.

Dans Puzzle, le schéma est à peu de choses près le même. Franck Thillliez a abandonné Lucie Hennebelle et Frank Sharko le temps d'un nouveau roman. Si le premier tiers est intrigant, plutôt bien mené, dès que l'on pénètre dans le huis-clos d'un hôpital psychiatrique à l'abandon, l'attention se relâche. C'est là en effet que se retrouvent les participants d'un jeu grandeur nature, Paranoïa, dont on sait peu de choses sinon qu'il les confrontera à leurs peurs les plus viscérales et que le vainqueur remportera 300 000 euros. La machine semble vouloir s'emballer, monter en puissance dès que les joueurs s'approprient les lieux. Pour moi, le moteur a calé. Puzzle s'est révélé lent, brouillon, répétitif et, tout compte fait, peu intéressant. Loin de moi pourtant l'envie d'être trop sévère : quand était paru La Chambre des morts, je travaillais en librairie et j'avais participé à la liesse générale autour du livre ; pour ce qui est de Puzzle, j'aurais eu du mal à le « vendre » aujourd'hui... 

Puzzle, de Franck Thilliez, Fleuve noir, 2013, 432 p.
CITRIQ

03/11/2013

Maître de la matière / Andreas Eschbach

Il y a des fois où c'est plus dur que d'autres de choisir un livre. Vous venez d'en terminer un superbe et embrayer sur une autre histoire vous semble impossible. Vous ne savez plus vers quel auteur vous tourner, vers quel genre non plus. Et puis voilà que les éditeurs semblent tous sortir leur atout de leur jeu et vous êtes là, devant la table de votre libraire préféré à devoir opérer un choix. Vous pourriez tous les prendre c'est sûr mais voilà, votre porte monnaie n'est pas extensible et les journées ne le sont pas plus. Alors vous lisez quelques pages ici ou là, histoire de vous imprégner du style de l'auteur, de l'essence de son roman, vous passez à l'autre, revenez au premier. Bref, vous connaissez le topo. 

Vous choisissez...

... ici s'arrête donc la chronique dont vous êtes le héros pour revenir à ma modeste personne et au choix qui s'est donc porté sur Maître de la matière d'Andreas Eschbach. L'histoire, c'est celle d'abord de deux gamins de dix ans, Charlotte et Hiroshi, qui se rencontrent au japon, commencent une amitié comme seuls les enfants semblent en être capables. Elle a la faculté de reconstituer l'histoire d'un objet rien qu'en le touchant, de tout connaître de celui-ci, jusqu'à son origine. Et lui, lui, il est disposé à rendre tout le monde heureux et libéré des entraves du travail. Il a pour cela eu une idée toute simple. Si simple qu'il se demande pourquoi personne n'y a songé avant lui. Il mettra tout en œuvre le long de sa vie pour y parvenir. Jusqu'à ce que Charlotte et lui, après s'être croisés à plusieurs reprises dans le courant de leur existence soient confrontés au mystère d'un artefact coincé dans la glace d'une île en Russie et qui n'est pas étranger à leur histoire, aux voies qu'ils ont suivies, aux choix qu'ils ont fait.
  
Je pourrais vous faire une chronique thématique, aborder un à un les sujets abordés dans ce livre, appuyer sur la pertinence des propos et considérations dont il se fait indéniablement l'écho. Que ce soit sur les questions environnementales, sur la répartition des richesses, les inégalités flagrantes qui gangrènent nos sociétés. Je pourrais aussi vous parler de l'évocation faite d'une humanité consciente des menaces qui la guettent mais qui rechigne pourtant à s'inscrire dans un changement radical, à envisager des voies divergentes d'évolution et de progrès sous prétexte que l'inconnu est synonyme de danger, qu'il implique le changement de statut d'une classe de nantis prête à tout pour préserver ses acquis...

Oui, je pourrais.

Mais non. Là aujourd'hui, maintenant c'est du plaisir simple de la lecture dont on va parler. Vous savez, ces petits signes qui ne trompent pas et qui, au final, valent bien des discours. L'immersion rapide dans les filets de l'histoire, la facilité à trouver bien des prétextes pour s'octroyer des plages de lecture, bénir l'attente chez le docteur, l'arrêt inopiné du train sur la voie sans aucune raison, et qui dure, heureusement ; imaginer ce qui va bien pouvoir se passer, être avides de connaître la suite tout en souhaitant ne pas terminer le livre trop rapidement ; fébriles de profiter de tout ce qu'il propose, de suivre cet homme qui a voulu garder ses rêves d'enfant, un homme qui à défaut de rester un enfant, justement, est devenu un génie dont on se demande s'il sera bon ou mauvais... 

En tout cas, quand on passe ainsi sans heurts d'une vision assez intimiste des personnages à des scènes de grand, très grand spectacle (et les mots sont pesés - ne vous étonnez d'ailleurs pas si votre voisin vous remet le menton en place quand les voies de la nanotechnologie s'ouvriront à vous...) - quand tout s'articule aussi bien donc, sans qu'Andreas Eschbach n'ait besoin de forcer le trait, on se dit que le livre d'après, il a intérêt à s'accrocher.... ou à accrocher tout court.

Maître de la matière, de Andreas Eschbach, traduit de l'allemand par Pascale Hervieux, éditions de l'Atalante (La Dentelle du Cygne) 2013, 640 p.
CITRIQ