Le noir est une vision
« anti-angélique » du monde, une vision engagée ou
désespérée qui explore les profondeurs de la souffrance sociale ou
psychologique, en prise directe sur notre temps et sur la marche de
l'Histoire. Le noir n'hésite pas à dénoncer, à mettre le doigt où
ça fait mal.
Ainsi parle Romain
Slocombe pour définir le roman noir dans ce qui le différencie du
roman policier. Il n'est pas le premier à qualifier de la sorte le genre
et je trouve cette approche assez juste. Appropriée en tout cas,
notamment parce que cette définition colle à merveille au dernier
livre de Eric Miles Williamson, Bienvenue à Oakland. N'allez pas
chercher une intrigue policière dans ce livre, vous ne la trouverez
pas. Vous plongerez en revanche, à travers le récit de T-Bird, dans
un monde de misère, dans les bas-fonds d'un ghetto où la violence
le dispute à l'indifférence. Mais pas seulement.
C'est beau des
dobermans et des pit-bulls en train de réduire en charpie des mômes
qui ont sauté le mur d'une propriété privée ; c'est beau, le sang
répandu sur le trottoir, les mares de vomi et les bouts de chair
dans les ruelles, à l'arrière des bars. La beauté des merdes de
chien qu'on dirait vivantes tant elles grouillent d'asticots, je la
vois, ces paquets de merde couvent comme des gros tas d'intentions
insondables qui se tortillent en quête d'une improbable raison
primale. Je la vois, la beauté de ces adolescents lubriques dans la
rue, qui se passent la langue sur les lèvres en jetant des regards
perçants aux jeunes appelés du Midwest, ces pervers qui débarquent
de leurs petites villes de merde, et la beauté des vieilles qui
relèvent leur jupe pour pisser dans le caniveau, elles font ça avec
le sourire, comme il faut. Y'a rien de plus beau que la volonté de
vivre lorsqu'on baigne dans le désespoir absolu. L'espoir, c'est
pour les connards. Il n'y a que les grandes âmes pour comprendre la
beauté du désespoir.
L'épreuve
suprême
que tout homme digne de ce nom doit surmonter ne consiste
pas à prouver combien il a réussi dans la vie, mais à quel point
il assume de s'être fait baiser la tronche.
Je n'avais pas été
sensible à Noir béton, le précédent ouvrage
de Eric Miles
Williamson paru en France. Je redoutais de ressentir cette même
imperméabilité face au texte. Aussi, j'ai repoussé cette lecture
jusqu'à par succomber aux sirènes d'autres blogueurs puis d'un
détenu du centre pénitentiaire où j'ai eu l'occasion d'intervenir
pour le travail.
Succomber
aussi à la
langue d'Eric Miles Williamson. T-Bird, son narrateur, percute, assène
les coups pour, au final, nous raconter sa vérité : celle d'un
monde de reclus où l'humanité n'en est pas moins présente. La
force de Eric Miles Williamson réside dans sa manière de nous
ouvrir les portes de son univers, dont il nous fait littéralement
toucher du doigt les bas-fonds dans lesquels évoluent ses
personnages. Que ce soit la puanteur de la décharge, la suie, le
cambouis, la crasse d'une voiture/poubelle, la merde, la sueur, la
fumée des clopes dans les bars, la brume, Williamson rend tous ces
éléments extrêmement prégnants. Avec des accents de rage et de
désespoir, oui, comme j'ai pu lire ici ou là, il a chargé son
écriture avec les accus d'une poésie bouleversante que l'on
retrouve même jusque dans le tempo des phrases, jusque dans leur
rythme. Ce qui n'est d'ailleurs pas, comme le dit T-Bird lui même,
sans rappeler la musique, évoquée avec une réelle beauté dans les
lignes du livre. D'ordinaire, je ne suis pas sensible à de telles
comparaisons et descriptions tirant sur de longues pages. Mais là,
là, mes amis, c'est à vous démanger de prendre une trompette entre
les mains, de jouer les virtuoses sur ses pistons. Sublime.
A mesure que les insultes
fusent à la deuxième personne, comme pour prendre le lecteur à la
gorge et ne plus le lâcher – opération réussie – T-Bird, de sa
voix aux relents d'alcool vous crache toute sa détresse à la
figure, dévoilant au final une chaleur humaine et une solidarité
sidérante. Au passage aussi, il vomit sa ville, Oakland, autant qu'il la
vénère.
On connaît
chaque fissure des trottoirs. On sait qui vit où. On sait tout de
nos sens […] ce que ressent le bitume quand on l'écrase.
Il faut lire ce livre
pour la magie de ses mots percutants, pour la beauté qui en
émane indéniablement.
P.S
: mention spéciale
pour la couverture du livre. La photographie en noir et blanc de ce
chien courbant l'échine et qui continue à avancer sur du sable,
sans jamais rompre, imagine-t-on, illustre à merveille l'attitude de
T-Bird dans le monde qui est le sien.
Bienvenue à Oakland, Eric Miles Williamson,
traduit de l'anglais par Alexandre Thiltges, Fayard, (Fayard
noir), 414 p.
3 commentaires:
Salut Manu ! Excellent billet ! j'ai ce livre sur mes étagères depuis un moment mais je manque de temps pour le lire, pourtant voilà bien le genre de bouquin que j'adore dévorer. Les copains en ont fait eux aussi d'assez bonnes critiques ! bon faudra que je trouve et un moment et qu'on en reparle ! ( faudra aussi qu'on trouve le moment de se voir depuis le temps qu'on en parle ^^
Un peu mièvre comme tonalité, ce bouquin sur l'Amérique idéalisée. Nan, j'déconne, c'est un pur chef d'oeuvre, je confirme.
@ Bruno (la petite souris) : c'est maintenant qu'il faut le lire, promis, c'est du supérieur !
Amitiés.
@la petite souris: Et je pense bien que tu vas le dévorer. Cela a d'autant été plus percutant pour moi que je ne m'attendais vraiment pas à ce que j'y ai trouvé. Pour ce qui est de se voir, ce sera avec grand plaisir (d'ailleurs je t'ai aperçu devant le collège l'autre jour mais c'était pas le moment pour causer... et puis en voiture, hein, dans le coin, le matin... ;O) )
@Claude: Tu m'as fait peur un instant avec le "un peu mièvre" :O) Je re reconfirme, c'est du supérieur. L'année commence bien !
Enregistrer un commentaire