De la Force tranquille à La France tranquille, on pourrait penser qu'il n'y a qu'un mot qui
sépare cet ancien slogan aux présidentielles du titre du dernier
livre d'Olivier Bordaçarre. Il y a plutôt là l'expression d'un
glissement écœurant que nous avons tous subi, quoiqu'on en dise,
comme des grenouilles trempées dans de l'eau chaude dont on fait
monter la température progressivement, histoire de nous avoir à
petit feu. Car si la tranquillité a un prix , pour certains, elle ne
s'accomplit qu'à travers le prisme de la peur et de l'entretien de
celle-ci.
Nogent-le-Chartreux,
vingt mille habitants, connaît des jours sombres. Pas uniquement
parce que la mairie projette de multiplier l'installation de caméras
de surveillance dans la ville, ça tout le monde semble s'en
accommoder, mais plutôt parce qu'un meurtre horrible vient d'être
commis. La chose est rare dans cette commune réputée pour sa
relative tranquillité et où tout le monde connaît tout le monde.
Même si la victime n'est autre que l'un des fils Bartavel, famille
ne manquant pas de susciter la répulsion auprès de la population
locale – la marginalité n'a pas bonne presse - l'émotion est
vive. Elle permet en tout cas à chacun de commenter le crime et
d'exprimer son point de vue sur l'identité du ou des coupables, de
tirer à bout portant sur les populations indésirables dont la
culpabilité ne devrait pas échapper aux forces de l'ordre. Aussi
quand le tueur s'avère opérer en série, la peur gangrène les uns
et les autres, les pousse aux actes les plus extrêmes. Une
situation que le commandant de gendarmerie Paul Garand,
désabusé et impatient d'obtenir sa retraite anticipée, ne
s'imaginait pas un jour avoir à gérer.
« Derrière ses
portes à judas comme autant de vigiles cyclopes,
Nogent-les-Chartreux dormait d'un sommeil épais, sans rêve, ses
artères ne pompant de la nuit que le silence suspect des déserts
sécurisés. La vie s'était repliée vers les appartements coquets
des ruelles historiques, puis, en cercles concentriques, vers les
immeubles, les quartiers pavillonnaires, les tours de la cité du
Bas, les maisons aux volets clos le long du canal et les dernières
fermes vétustes des paysans rescapés.
On s'était rincé
l'oeil au divertissement télévisuel du samedi soir à
quatre-vingt-dix-huit pour cent de matière grasse – les miraculeux
deux pour cent de matière grise résiduels étant l'oeuvre de
l'ultime fragment d'humanité des « stars » invitées :
chanteurs has-been tartinant les écrans plats de leur bêtise et
improbables mannequins, la peau plus tendue qu'une baudruche,
échouant à faire croire à leur retour sur scène. Le présentateur
vedette s'était une fois de plus déshonoré à coups de galéjades
d'avant-guerre : le vychisme des chiens de garde est immortel.
Mais le somnifère cathiodique avait fait son effet et la ville en
écrasait ferme derrière le triple vitrage. Portes blindées,
alarmes, caméras de surveillance et patrouilles de gendarmes
somnolents veillaient à la tranquillité du vulgum pecus. »
En entamant La France
tranquille, j'ai redouté qu'Olivier Bordaçarre, sous prétexte
qu'il écrive un livre engagé, ne tire à boulets rouges, même s'il
y a effectivement de quoi faire, sur notre société de consommation
où l'individualisme a pignon sur rue. J'ai craint qu'il ne mette
tout le monde dans le même panier, au risque de se discréditer.
J'ai appréhendé qu'il fasse du noir la couleur prédominante de son
roman, qu'il ne s'inquiète pas de jouer de nuance et de distance
aussi. Et,enfin, qu'il dénigre l'histoire, ses personnages, nous les
laissant comme seuls prétextes à exposer ses idées. Or ces
craintes ont très vite volé en éclats. Je n'ai pas peur de dire
que ce livre là est une véritable réussite, au point même que
j'ai éprouvé une sorte de regret à le terminer en une seule
journée. Ceci dit, cela m'a donné l'occasion de me frotter à son
style, agréablement métaphorique parfois, tout en sachant qu'il
serait possible d'y revenir avec ses précédents romans, Géométrie variable et Régime sec.
Alors oui La France
tranquille est une véritable réussite même si, bien sûr, on a les
poils des bras qui se hérissent quand on lit les propos de ceux qui
soit-disant, ne peuvent dire tout haut ce que tout le monde pense
tout bas: des paroles sortant de la bouche de personnages de fiction
mais qu'on entend un peu plus tous les jours ici ou là et qui se
targuent d'une vérité dont nul ne pourrait se soustraire ; on
frémit de cet étalage comme on frémit au son des discours
sécuritaires et de leurs conséquences directes dans notre vie de
tous les jours. Et à cette occasion, on se rappelle que tout ça
n'est pas bien neuf, que la flamme de la mémoire s'éteint vite aux
remous de l'Histoire, que lorsque la peur s'insinue en certains, elle
craquelle bien des masques avant de les briser enfin pour révéler
l'hypocrisie, la haine de l'autre, l'individualisme, réveiller les
rancœurs et favoriser la délation. On se rappelle aussi d'une
première guerre du Golfe où les gens se précipitaient dans les
magasins de peur du manque, se ruaient dans les armureries pour se
munir de fusils que des ados se chargeraient de démonter et d'en
cacher les pièces dans le domicile dès les premiers signes d'une
violente dispute parentale avinée.
Et tout ça se fond
parfaitement au scénario de cette histoire, à la richesse de ses
personnages, à l'image du commandant Garand, bouffi de ses bons
plats et de son humanité, de l'amour qu'il porte à son fils
Grégory, de celui qu'il voue encore à sa femme partie dix ans plus
tôt et avec laquelle il communique tous les jours. On veut aussi
connaître le fin mot de cette histoire, des raisons qui poussent un
homme à tuer de façon cruelle des personnes que rien ne rapproche
apparemment.
Avec sa caméra à lui,
Olivier Bordaçarre sillonne Nogent-le-Chartreux, et sous couvert d'une oeuvre romanesque, il capte, restitue une amère réalité
d'aujourd'hui. Mais il n'épie pas, il montre. Là est peut-être
toute la différence.
7 commentaires:
Salut Manu ! Je viens tout juste d'achever ce roman qu'il me reste à mon tour à chroniquer. Je n'évoquerai pas les raisons qui me font aimer ce livre, tu les abordes dans ton billet et je les complèterai eventuellement dans le mien. Par contre, j'émets une toute petite réserve ( toute petite!). En effet, je trouve le basculement dans la violence incontrôlée un peu excessif. L'auteur décrit parfaitement bien la montée de cette folie collective qui s'empare des habitants de cette petite ville de province, mais je trouve son déchainement un peu disproportionné par rapport aux faits qui le provoquent. Mais sans doute fallait il en passer par là pour bien saisir les conséquences terribles à laisser ses peurs prendre le pouvoir sur la raison! Un très bon livre en tout cas, un des meilleurs de l'année pour moi. Voilà, sinon j'en profite pour te saluer en espérant que nous aurons l'occasion de nous voir bientôt au collège ou à la Mam ! Tu comptes descendre sur Toulouse en octobre pour TPS? Amitiés
@la petite souris: Salut Bruno, je viendrai lire ça. Oui, c'est un grand et beau roman auquel je pense régulièrement. Je n'ai pas rencontré la même petite réserve que toi au sujet de la violence incontrôlée, disons que je me suis vraiment laissé embarquer mais je crois que tu as raison quand tu dis que c'est aussi une manière d'illustrer les peurs prendre le dessus et provoquer des réactions déconcertantes.
Malheureusement je ne peux pas être à Toulouse cette année (et ce n'est pourtant pas l'envie qui manque) pour le reste, je crois qu'on doit recevoir des classes du collège un peu plus loin dans l'année et malheureusement, le comité de lecture ados n'a pas été reconduit...
Ca me donne envie de lire des polars... C'est dire!
@Olivier: les bras m'en tombent ! tu serais prêt à lire du polar?!?! Bouge pas, le temps qu'on me ramène le bouquin que j'ai prêté et tu vas t'y coller ! ;O)
une fois de plus, tu me donnes très envie ! c'est pas malin, malin ;) bon après-midi.
et je ferai en sorte de récidiver , hé, hé ;O)
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