Imaginez un monde où le bonheur est partout, total, plus qu'à portée de mains : dans vos mains. Un monde où le bonheur affleure sans cesse de vos lèvres. Bonheur à toi, ma belle. Un monde merveilleux où les Parhumains, ces organismes issus de la génétique vous exemptent de toutes ces tâches ingrates et avilissantes qui brident encore et toujours la voie de votre épanouissement personnel. Un monde, enfin, où l'on est prêt à vous contenter jusqu'à instituer deux, voire trois, fêtes de Noël par an afin que vous puissiez consommer jusqu'à plus soif. Oui parce qu'acheter, encore et encore, encore et toujours, mes chers amis, c'est se faire plaisir et quand on se fait plaisir c'est... le Bonheur ! N'est-il pas merveilleux ce monde, hein, dites ? Vous l'imaginez ? Non ? Pas assez ? Attendez. Je précise un peu les choses. Sur Terre, il n'existe plus que trois grands Etats-Continents : Les Etats-Unis d'Australamérique, La Chinasie, et la Grande Europe. Dans chacun d'entre eux, vous trouverez un Président à vie. C'est tellement plus simple. Une seule ligne politique s'inscrivant dans la durée, il faut bien se le mettre en tête, cela évite bien des désagréments. N'ayez crainte toutefois, ces bouleversements ne se sont opérés que pour votre bien. Ce n'est pas pour rien, après tout si un ministère du Bonheur obligatoire a vu le jour.
L'Etat est le garant du Bonheur individuel. Il peut avoir recours à tous les moyens, y compris les plus définitifs, pour en faire bénéficier les citoyens.
Article 3 de la Constitution
Pour la plupart des analystes, le sentiment amoureux pour un parhumain est à placer sur le même plan que les pratiques fétichistes. On l'interprète généralement comme un signe d'immaturité. Le sujet, inapte; à diriger son désir sur un être réel, le projette sur un objet qui imite et contrefait l'humain et dont la charge fantasmatique est, à ce titre, considérable. Cette confusion – éminemment pathologique – entre l'original et sa copie doit être l'objet de toute l'attention du praticien et suppose une thérapie adaptée.
Traité de psychiatrie clinique, Dr Alain Cardon, Editions des GMR
Alors, quand je vous disais que ce monde là avait tout pour plaire ! Seulement, cet avis ne fait pas l'unanimité : un scientifique s'est amusé à jouer à Dieu le Père en trafiquant la dernière génération de parhumain, les Delta 5. La fonction de ces derniers était à la base de se transformer en Père Noël et de faire une surprise de choc à nos chères têtes blondes en passant par la cheminée ou tout autre passage un peu... étroit. Dorénavant, libérés de leurs mouchards, dotés de capacités physiques incroyables et à même de se transformer en ce que bon leur semble, l'équilibre des Grandes Nations est mis en péril. Heureusement, le ministère de la Sûreté intérieure qui a pour charge de veiller par tous les moyens à la préservation du Bonheur, dispose d'un agent redoutable, Alexis Decked. Ses états de service parlent pour lui. Il ne faut donc pas s'inquiéter.
Faites tourner, faites passer. C'est l'envie que l'on a en refermant ce livre qui mériterait une bonne tartine de superlatifs. Il me faudra pourtant résister à les utiliser car ils risqueraient alors de perdre de leur impact. Aussi je ne vais m'attarder que sur la mécanique de Felicidad, l'un des romans inaugurant la nouvelle collection poche pour ados des éditions Gallimard jeunesse, Pôle fiction (le livre étant initialement paru ici).
Il n'y a aucune difficulté à immerger dans la société dépeinte par Jean Molla. Le saut dans le futur qu'il exécute n'est pas vertigineux et les éléments qu'il apporte pour familiariser le lecteur avec celui-ci évoluent de concert avec l'histoire elle-même. De fait, je n'ai jamais eu l'impression d'avoir à subir une construction trop hachée, avec un discours descriptif d'un côté et, de l'autre, la fiction. Tous ces éléments s'imbriquent aisément, de manière à vous emporter très vite. Où ? Je ne vous l'ai pas dit ? Dans un monde mervei... effroyable – je reprends mes esprits - qui n'est pas sans rappeler ces dictatures où, pour le bien du Peuple, on a pu l'endormir puis véhiculer, voire appliquer, les idéologies les plus nauséabondes. Ici, les Bonheur à vous, lancés de manière mécanique résonnent comme des saluts d'un autre temps et dans lesquels résonnaient l'omnipotence d'un Pouvoir. Le Pouvoir, la marche du Pouvoir, ses rouages, ses dérives, la place de chacun dans la société, la vision de l'autre et l'accpetation de ses différences, Jean Molla aborde toutes ces thématiques sans céder à la simplicité ou à l'angélisme. Sous couvert de polar science-fictif, qui bien sûr fait penser à Blade runner (mais aussi, en ce qui me concerne à un vieux jeu sur amiga dont je ne parviens plus à me souvenir du nom...), l'auteur décrit un monde sous lequel on devine l'impact du passé, la marche du présent et une interrogation légitime pour un futur en gestation. Qui plus est, il le fait avec une histoire bien ficelée et des personnages aux apparences... trompeuses. Comme quoi, il faut toujours se méfier de tout, non ?
Merci une fois de plus à Brize pour m'avoir fait découvrir ce livre. Sa chronique est par là.
Faites passer, faites tourner !
9 commentaires:
Ça me résonne un peu "Le meilleur des Mondes" d'Huxley. Je me trompe ?
Non, tu ne te trompes pas. Par moments, mais je crois que c'est la loi de ce genre de livres, on pense aussi à 1984.
Ravie que tu n'aies pas été déçu !
Et figure-toi que je n'avais jamais vu "Blade Runner", lacune que je n'ai pas manqué de compenser après avoir lu "Felicitad" : eh bien je lui ai, de loin, préféré "Felicitad", "Blade Runner" m'étant apparu beaucoup plus linéaire, moins fouillé, bref moins bien, quoi.
Il ne me reste plus qu'à lire le roman de Philipp K.Dick dont "Blade Runner" est l'adaptation et auquel Jean Molla rend explicitement hommage.
Personnellement, j'ai beaucoup de mal avec Philip K.Dick. J'essaie régulièrement mais ça ne passe pas, hormis peut-être pour quelques nouvelles. Et c'est bien dommage parce que je trouve que les idées de départ de ses romans sont tout simplement géniales. Alors pour ma part, j'ai aussi préféré ce Felicidad qui, malgré sa relative brièveté, est vraiment fouillé, comme tu le dis.
Outre l'hommage au "Do Android Dream of Electric Sheep" de Dick, que l'on retrouve semble t'il jusque dans le nom du héros, cela me fait immanquablement pensé à certains autres titres comme "Le meilleur des mondes", "Un bonheur insoutenable", ou encore "L'oiseau d'Amérique". Il y a de quoi dire dans ces Dystopies. Le relais parfait pour dénoncer les dérives de nos sociétés actuelles. Je note le titre pour une découverte future.
@El Jc : Eh bien vraiment merci pour ce commentaire qui apporte un éclairage nouveau sur Felicidad et que je n'avais pas noté dans ma chronique puisque je ne me rappelais plus du nom du personnage dans blade Runner. Et puis tu m'as aussi permis d'aller jeter un oeil sur le Tevis que je ne connaissais absolument pas.
Il vaut le détour, si tu en as l'occasion un jour...
J'ai aussi beaucoup aimé ce roman et pourtant, j'aime Philip K. Dick alors l'hommage aussi évident (y compris dans le nom du héros) me paraissait particulièrement périlleux, presque suicidaire. Mais je trouve que le pari est totalement réussi et c'est un très bon roman.
D'autant réussi d'ailleurs qu'il s'adresse de prime abord à de jeunes lecteurs et de bien belle manière. Les pistes de lecture sont multiples et toutes intéressantes.
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